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À quoi sert la publicité pour les rouges à lèvres ?

Publié le par Journal du Luxe

Alors que la maison Hermès s’apprête à sortir une seconde série de lipsticks en édition limitée, Pascal Barragué, publicitaire expert de l’univers du luxe et de la beauté, s’interroge sur l’utilité de la publicité pour les rouges à lèvres, en exclusivité pour le Club des Chroniqueurs du Journal du Luxe.

Les montagnes russes des ventes de rouge à lèvres ces derniers mois 

En quelques mois, le segment des rouges à lèvres a subi les affres de la descente aux enfers après avoir côtoyé les sommets.

Cette catégorie si particulière avait connu un très fort dynamisme, marqué par l’arrivée de nouveaux acteurs comme Hermès et par des “success-stories” quasi-mythiques. Tout le monde se souvient encore des chiffres affolants communiqués à WWD par Coty à l’occasion du lancement de Gucci Beauty : on pouvait y lire que plus d’un million de rouges à lèvres avaient été vendus durant le premier mois du lancement de Gucci Beauty. On s’extasiait également sur les “33.000 bâtons de rouge [qui] ont été écoulés en une seule journée, dans une seule et même boutique, en Asie”.

Cette euphorie a laissé place en quelques mois à un repli prononcé des ventes – COVID et masque obligent. Si le maquillage dans son ensemble marque le pas au profit du soin de la peau, les rouges à lèvres connaissent une baisse particulièrement marquée. Le JT de France 2 du 18 juin dernier avançait les chiffres suivants : une baisse des ventes de 58% pour le RAL versus une augmentation des ventes des produits “yeux”, mascara en tête, et ongles.

Une segmentation fine, voire complexe

Au-delà de cette forte volatilité, on doit aussi noter l’émiettement de la catégorie RAL qui se répartit en de nombreux sous-segments liés aux caractéristiques du produit et du rendu final : mat, laqué, glossy, satiné, nacré. Sans oublier la large palette de couleurs disponibles (on compte souvent plusieurs dizaines de “shades” pour une seule marque) faisant exploser littéralement l’assortiment moyen.

Une catégorie synonyme de séduction et de statut

S’il est vrai que le rouge à lèvres a connu des hauts et des bas prononcés et que la gestion de la catégorie est “compliquée” du fait de multiples sous-gammes, il en vint de préciser que le segment des lèvres se caractérise par un imaginaire fort et un investissement important de la consommatrice. Les lèvres sont à elles seules un condensé de séduction et d’affirmation de soi tout autant qu’une promesse “structurelle”, celle du baiser. Ces caractéristiques expliquent le dynamisme de la catégorie et la soif de nouveautés et de découverte des clientes.

Le rouge à lèvres n’est par ailleurs pas uniquement un accessoire de séduction : il est également un signe de statut. L’objet (son système d’ouverture, sa couleur, sa matière, son bruit …) est en lui-même une vision du luxe, du chic et une image de la griffe. Par exemple, le doré d’Estée Lauder versus le noir monacal de Chanel, le rouge à lèvres “bijou” voire clinquant de Guerlain ou encore le tube en forme de fiole précieuse de Louboutin.

Quel rôle pour la publicité RAL ?

On le voit, de multiples critères peuvent influencer le choix et l’achat d’un rouge à lèvres : la marque et le prix bien sûr, mais aussi le packaging, la couleur et la qualité du fini. Sans compter les avis et recommandations des autres clientes et des influenceuses.

Alors comment appréhender le rôle de la publicité ? Comment les marques envisagent la communication média sur ces produits ?

Le produit avant tout : let them shine!

Dans cette jungle pléthorique, la tentation de mettre en avant les caractéristiques du produit pour donner envie et déclencher le passage à l’acte est bien sûr forte, et très certainement nécessaire. Ainsi, on voit des films mettant en scène des bouches immenses et des lèvres glossées comme autant de “résultats produit” : les films Dior Addict avec Cara Delevingne sont un bon exemple, tout comme les spots Armani avec Barbara Palvin (Ecstasy Mirror).

Dans cette course à la sur-dramatisation du résultat produit, on peut toutefois faire appel à une ambassadrice maison pour améliorer l’attribution du message à la marque : Natalie Portman va ainsi prêter sa bouche à Dior Rouge Liquid, Natalia Vodianova à Guerlain et Monica Bellucci à Dolce Gabbana…

Des campagnes “marque” autant que produit : les exemples Gucci, Hermès et Tom Ford

On peut aussi mettre en scène le résultat produit d’une manière qui se veut unique et spécifique à la marque.

Gucci a dès lors communiqué sur ses RAL dans une campagne illustrant sa vision « inclusive » de la beauté. Il s’agit ici de sublimer les imperfections et d’incarner la body positivity, tout en respectant l’esthétique de la maison et ses codes de communication décalés. Sean Vegezzi réalise un spot so Gucci rythmé par la musique eighties de Yazoo. Quant au print, il est confié au maître anglais Martin Parr.

Hermès a également choisi de lancer son rouge à lèvres avec une campagne qui se veut autant une communication marque que produit. La maison de luxe y met en scène l’étui du RAL. Celui-ci est une variation de l’un des symboles de la maison : la mythique boite orange. Le spot signé Oliver Hadlee Pearch est une ode aux codes Hermès et à cette couleur. On n’y montre jamais une séduction trop appuyée ou explicite grâce à un cadre toujours large. La femme mise en scène est sobre et chic. La signature enfonce le clou : « Hermès. Orange turns red. »

Tout le monde ne dispose pas de codes aussi reconnaissables que ceux d’Hermès, ni n’a la chance d’avoir à sa tête un designer vivant, mondialement connu et beau. C’est du moins ce qu’a dû se dire le management de Tom Ford Beauty. La campagne Boys & Girls de 2018 met donc en scène Tom Ford himself, accompagné de Celeste Barber, la comédienne australienne devenue célèbre en pastichant les clichés des stars sur Instagram. Dans la publicité, le designer aide Celeste à recréer une scène de baiser gourmand et torride entre deux mannequins. La marque capitalise ainsi sur son créateur/designer et sur l’univers de la si populaire Celeste. Elle met en scène un baiser si poussé qu’il en devient comique. On a ici une publicité très ”rouge à lèvres” mais aussi très “marque” : elle met en scène le fondateur et elle exploite le territoire “sexy” associé à Tom Ford, tout en détournant les codes de la séduction et en introduisant un humour aussi détonnant que jubilatoire.

Mettre en scène une communication RAL tout en convoquant l’histoire et les codes de la marque : Chanel

Si les spots de Chanel sont incontestablement des communications produit dramatisant des lèvres rouges, on ne peut s’empêcher de remarquer la multiplicité de clins d’œil à l’histoire de la maison. Au-delà des noms (Rouge Allure) et des égéries (Lily-Rose Depp ou Kristen Stewart), on est frappé par le style de la mise en scène et la vision de la féminité véhiculée.

Prenons par exemple le film Rouge Allure Velvet Extreme avec Vittoria Ceretti. Un décor épuré, un fond limbo. Les cheveux plaqués en arrière, un col roulé noir (clin d’œil à Jacques Helleu ?) aux antipodes d’une séduction trop appuyée. Une féminité chic : tenue, voire (re)tenue. Et, au-delà de ce minimalisme, du noir (le col roulé, le logo, le pack et la typo Chanel).

Examinons un film plus ancien pour le Rouge Coco Shine, réalisé en 2013. Solve Sundsbo y filme Sigrid Agren et sa bouche impeccablement maquillée dans une piscine. Difficile de ne pas y voir un hommage au film mythique “The Swimming pool” réalisé en 1979 par Ridley Scott pour le Numéro 5. Chanel se permet de réaliser des communications très produit en les agrémentant de nombreuses références à la maison, son histoire et ses codes. Cependant, la marque ne tombe pas dans la facilité consistant à mettre en scène un Paris (sa tour Eiffel et ses monuments, ses quais de Seine, ses ponts, ses arcades et jardins, etc.) qui commence à être sérieusement sur-exploité.

© SØLVE SUNDSBØ / CHANEL

On vient de le voir, il n’y a pas une seule manière d’envisager une bonne publicité pour un RAL. Qu’elle se veuille d’abord “produit” ou qu’elle fasse la part belle à la griffe (ses ambassadrices, son histoire et sa culture), la publicité pour les “rouges” n’a pas fini d’enchanter nos écrans et de susciter l’envie et le désir.

Crédit à la Une : ©Gucci

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