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« Le smart luxury répond au déséquilibre croissant entre le prix, la qualité et l’image » Jean-Noël Kapferer, auteur
Publié le par Eric Briones
Face aux paradoxes d’un secteur en quête de sens, Jean-Noël Kapferer, auteur de The Luxury Strategy (éditions Kogan Page), décrypte les mutations du luxe en 2025. Entre inflation des prix, pression financière et quête de désirabilité, le "smart luxury" émerge comme piste d’avenir. Rencontre.
Journal du Luxe
Comment va la marque de luxe en 2025 ?
Jean-Noël Kapferer
Il est difficile de généraliser, tant les écarts sont grands entre les pays émergents, pour qui l’avenir est prometteur et qui sont avides d’en profiter et les marchés très mûrs comme le nôtre, qui semblent à bout de souffle et craindre le futur et encore plus le présent. Pour ces pays-ci, ce qui faisait rêver autrefois s’est un peu émoussé parce que nous en connaissons les ressorts.
Le luxe est le seul secteur économique où la croissance peut devenir problématique. Non pas parce qu’il manque de clients, au contraire, mais parce qu’il y en a trop. Le luxe repose sur un principe fondamental : sa valeur vient de sa rareté, de son inaccessibilité. Et sa croissance, aussi positive soit-elle d’un point de vue financier car les grands groupes côtés en Bourse doivent croître sans arrêt, remet en cause cette essence même. Mais cette logique transforme le luxe : d’un rêve pour le client, il est devenu le rêve pour les financiers. On continue néanmoins à nourrir le mythe de l’artisanat d’exception, des petites séries - un storytelling essentiel - mais qui ne correspondent plus à la réalité. Rolex atteindra bientôt les deux millions d’unités dit-on.
Il y a aujourd’hui un écart entre le rêve du client - fondé sur l’artisanat d’art, l’exclusivité - et la demande mondiale, massive, à laquelle il est difficile de ne pas répondre. Le Vietnam, l’Indonésie, le Nigéria, sont des pays en forte croissance. C’est une opportunité inouïe, mais c’est aussi un piège. Le business model du luxe devient un piège pour le luxe lui-même. Et puisqu’il tient absolument à rester "luxe", une question devient centrale : qu’est-ce que le luxe aujourd’hui ? Or vendre aux UHNWI ne suffit pas à assurer la croissance.
Journal du Luxe
Quelles "anti-lois du marketing" sont les plus pertinentes aujourd’hui pour le luxe ?
Jean-Noël Kapferer
Les "anti-lois" du marketing sont nées en opposition aux règles classiques du marketing des produits de grande consommation, où l’on écoute le client, on lui donne ce qu’il veut. Le luxe, lui, fonctionne à l’envers. Il ne doit pas répondre à la demande, mais créer le désir. Même si le client n’en est pas encore conscient. Certaines de ces anti-lois restent plus que jamais d’actualité :
- Augmenter le prix moyen des produits. Dans un monde où la richesse globale augmente, si le luxe devient trop accessible, il perd sa nature d’horizon lointain. Il devient du "premium", une catégorie bien différente. Le prix maintient la distance. Mais attention : certains ont cru qu’on pouvait augmenter les prix des produits d’entrée de gamme ou des icônes indéfiniment et bien plus en pourcentage que la hausse du PIB. Le client finit par se dire : "on me prend pour un imbécile." C’est là qu’émerge le concept de smart luxury, le rétablissement d’un certain équilibre entre la qualité objective, la valeur perçue et le prix.
- Ne pas faire tout ce que le client demande. Lors des crises économiques, certains clients réclament des promotions. Mais le luxe ne doit pas répondre à cette demande, car sinon il perd son essence. Le luxe ne fait pas de discount. C’est du moins la règle du luxe à la française. Les marques américaines, elles, raffolent des circuits de distribution off price, des outlets.
- Ne pas chercher le consensus. Le marketing traditionnel pousse à faire des compromis pour atteindre une large part de marché. Résultat : des produits sans caractère, sans aspérités. Prenons l’exemple de l’ancien constructeur automobile suédois Saab. C’était une marque au design très typé, avec une forte personnalité. Quand elle a été rachetée par GM, on a interrogé les non-clients pour savoir pourquoi ils n’achetaient pas la marque. Ils ont répondu : "à cause du design." Le design a donc été modifié. Et on a fini avec des voitures qui ne ressemblaient plus à des Saab, mais à n’importe quelle autre marque. C’est un réflexe classique, mais dangereux, qui a sans doute conduit à la faillite de la marque.
- Ne pas tester à outrance. Car que teste-t-on, exactement et auprès de qui ? L’amour d’un produit de luxe dépend-il de critères rationnels ? Ou bien de l’image, de la pression sociale, du rêve ?
Journal du Luxe
Parlez-nous du "smart luxury". Est-ce du "premium" déguisé avec plus de désirabilité ?
Jean-Noël Kapferer
On entend beaucoup parler de smart luxury, notamment via des jeunes marques brillantes comme Gemmyo. Est-ce un simple effet de vocabulaire ou une réelle évolution du modèle ? Le smart luxury répond au déséquilibre croissant entre le prix, la qualité et l’image. Si les prix augmentent sans que la qualité ou l’image ne suivent, les clients finissent par se demander ce qu’ils paient réellement. Le luxe ne peut pas se permettre de déséquilibrer ce triangle. Certes, il y aura toujours des clients prêts à payer, mais ils achètent à travers le prix davantage un statut social qu’un produit.
Face à cela, deux modèles ont émergé : le luxe accessible, qui baisse les prix tout en rognant sur la qualité, en espérant que cela ne se voie pas trop, et le smart luxury, qui tente l’inverse : baisser un peu les prix, mais améliorer la qualité, en s’appuyant sur les nouvelles technologies qui font économiser des coûts non créateurs de valeur. Gemmyo, par exemple, grâce au digital, propose du sur-mesure systématique (personnalisation de tout, depuis le choix de la pierre, jusqu’au sertissage) et ne produit donc qu’à la commande des pièces uniques. Résultat: pas de stock, peu ou pas de magasins, donc moins de coûts fixes improductifs. Ce qui augmente la valeur de l’objet. En résumé, le smart luxury, c’est une manière neuve de penser le luxe : comment créer plus de qualité perçue, plutôt que chercher à réduire les coûts par la baisse de la qualité invisible. Le luxe doit faire rêver par sa qualité invisible.

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