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« Le metaverse n’est pas à ce point une révolution. » Julie El Ghouzzi, Cultz

Publié le par Journal du Luxe

Dans la série d'interviews "Le Bilan Luxe de l'année", Eric Briones, Directeur Général du Journal du Luxe, invite plusieurs spécialistes du secteur à s'exprimer sur les sujets qui ont animé 2021.

Julie El Ghouzzi, présidente de Cultz, est consultante en stratégie marketing et communication. Experte des marques et du luxe, ancienne directrice du Centre du luxe et de la création, elle est également Maître de Conférences à Sciences Po Paris et enseigne à l’Essec.

Eric Briones

Quel bilan peut-on faire du luxe en 2021 ?

Julie El Ghouzzi

"Même pas peur !" pourrait être le bilan 2021 des grands acteurs du luxe. LVMH réalise sur les neuf premiers mois de 2021 des ventes de 44,2 milliards d’euros, soit une croissance organique des ventes de 40% par rapport à 2020 et de 11% par rapport à 2019. Sur les neuf premiers mois de l’année, les ventes de Kering augmentent de 36,6% en comparable par rapport à 2020 (+9% par rapport à 2019).

Merci à la Chine et aux Etats-Unis qui portent haut cette croissance avec un appétit gourmand pour les produits de luxe et en particulier de mode et d’accessoires.

Sans être, par ailleurs, l’année de la prise de conscience, 2021 est un cap important en matière de développement durable pour le luxe. Le Covid, première expérience partagée mondialement, est aussi un révélateur de notre urgence planétaire. De plus en plus présents sur le sujet, les groupes démontrent de mieux en mieux leur bonne volonté et leurs bonnes pratiques en la matière. Kering a récemment annoncé qu’il arrêtait totalement la fourrure, tandis que LVMH communique sur sa forte présence à la COP26. En parallèle, Chanel qui était très discret sur ses sujets a inauguré au printemps 2021 son programme "Mission 1 degré 5" pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

Eric Briones

Quels sont les "grands gagnants" et les "perdants" du luxe cette année ?

Julie El Ghouzzi

D’un point de vue économique, on vit clairement une époque où règne la loi du plus fort. Les forts ont su montrer leur résilience et continuer à se muscler, les faibles ont pris un coup sur le bec, voire pire. Quand on se demandait de quelle forme serait la reprise, c’est clairement la version en K, vers le haut pour les plus forts, vers le bas pour les plus faibles, qui s’est réalisée.

D’un point de vue géographique, pas de surprise : en avant toute vers la Chine ! Ce qui a pu cependant nous surprendre, c’est le raccourci temporel provoqué. Un client sur deux est désormais chinois, une réalité que l’on attendait plutôt dans quelques années. L’un des facteurs clés de réussite pour les marques sur ce point aura été la force et la qualité de pénétration en Chine : les marques les plus présentes, avec des équipes autonomes sur place, s’en sont bien mieux sorties que les autres.

Même électrochoc digital : l’accélération a évidemment été massive. Et paradoxalement, alors qu’on se demandait en 2019 si le magasin avait encore un avenir, le tout virtuel et claquemuré du Covid a rendu extrêmement fort le besoin du monde physique. Le digital est gagnant, mais au sens où réel et virtuel ne seront plus jamais séparés… du moins on l’espère !

Eric Briones

Quelle est la définition du luxe en 2021 ?

Julie El Ghouzzi

  • Aux Etats-Unis ? Let’s America spend again !
  • En France ? Hermès lance la Beauté, on va enfin tous pouvoir en profiter…
  • En Angleterre ? Keep Calm and Carry on (selling)…
  • En Italie ? Miei cari fratelli, mie care sorelle, uniamoci affinché l'italia continui ad essere la grande fabbrica del lusso. (Mes biens chers frères, mes biens chères sœurs, unissons-nous afin que l’Italie continue d’être la grande fabrique du luxe).
  • En Chine ? La prospérité commune : Vuitton, Hermès, Chanel, Cartier, pour tout le monde.

Eric Briones

Quelle méga tendance voyez-vous triompher en 2022 ?

Julie El Ghouzzi

Le gaming sous toutes ses formes. Déjà très émergente ces dernières années avec des initiatives de nombreuses grandes marques pour s’associer avec des jeux vidéo (Vuitton/Game of Thrones ; Gucci/Tennis Clash, etc.), cette tendance ne va faire que croître et embellir, que ce soit pour animer les magasins physiques ou pour prolonger l’expérience sur mobile ou autre device. N’oublions pas que la Chine et les Etats-Unis – les deux premiers clients du luxe – sont aussi les deux plus grands pays de gamers. En 2021, plus de 50% des gamers chinois et 44% des gamers américains jouent plus de 6h par semaine (Statista Global Consumer Survey). De quoi penser qu’il y a de l’avenir pour marier jeux et luxe, sachant que les jeunes sont les joueurs les plus assidus et la réserve de croissance du luxe…

Eric Briones

Qui va gagner la guerre du luxe entre Cartier et Tiffany & Co.?

Julie El Ghouzzi

Tiffany made by LVMH a très bien su se positionner et se mettre en scène : la campagne avec Beyoncé et Jay-Z impliquant un Basquiat pile de la couleur bleu emblématique de Tiffany était un premier coup de maître. Et les résultats commerciaux sont déjà au rendez-vous. Mais il y a encore du chemin avant que Tiffany, dont on peut ressortir avec un bracelet en argent très abordable, ne rejoigne le club très fermé de l’ultra-luxe où se positionne Cartier. En outre, Tiffany vend essentiellement de la joaillerie, là où Cartier a un portefeuille plus équilibré entre bijoux et montres.

Enfin, ce qui est formidable dans une guerre commerciale, contrairement à une guerre tout court, c’est qu’on n’a pas besoin de mettre son concurrent KO pour rencontrer le succès.

Evidemment LVMH mange des parts de marché sur le secteur de la joaillerie avec l’acquisition de Tiffany, mais comme il y a encore peu de produits de marques dans la masse globale des bijoux vendus, au fond, la vague de branding profite à tout le monde.

Eric Briones

Le luxe a-t-il sa place dans le métaverse ?

Julie El Ghouzzi

Le metaverse, voilà bien un mot qui fait le buzz depuis le changement de nom de Facebook... Souvenons-nous - pour ceux qui ont plus de vingt ans - de "Second Life". Déjà, Jean-Paul Gaultier, en pionnier, avait créé un buzz infernal en montant une campagne de communication sur cette plateforme virtuelle où se construisait espaces et communautés autonomes. Le metaverse n’est pas à ce point une révolution : c’est au fond l’évolution du jeu vidéo dans des techniques de plus en plus sophistiquées et interactives. Le luxe peut donc avoir toute sa place dans cet univers.

A deux petits bémols prêts. Si la 3D est trop basique dans son exécution, le luxe n’ira pas. Là encore, souvenons-nous : si le luxe freinait des quatre fers au tournant des années 2000 pour aller sur le e-commerce, c’est bien parce que le rendu n’était pas assez parfait. Toutes les maisons sont tombées dans le panneau du "flash" pour avoir de belles images et nous qui attendions cinq à dix minutes que la page se charge ! Bref, si l’excellence visuelle et technique n’est pas au rendez-vous, le luxe n’ira pas, du moins pas tout de suite. Autre bémol, le métaverse a un principe d’auto-construction qui en fait une plateforme très ouverte "à tous les vents", ce que le luxe n’aime pas du tout… Il faudra donc trouver des moyens de fermeture relative pour que le luxe y aille pleinement.

par Journal du Luxe