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« Le commerce doit se réinventer en offrant des expériences inédites » Jean-Marie Tritant, Unibail-Rodamco-Westfield
Publié le par Alexis de Prévoisin
Il est Président du Directoire d’Unibail-Rodamco-Westfield (URW) et a le physique d’un trois-quarts centre de rugby du Top 14. La voix engagée d’un stratège et la vision d’un capitaine de navire font de Jean-Marie Tritant un patron discret mais influent, dont le Groupe possède parmi les plus grands centres commerciaux du monde.
Pour le Journal du Luxe, il nous reçoit au siège d’URW à Paris et nous partage sa vision du centre commercial.
Alexis de Prevoisin
Jean-Marie, vous pilotez un portefeuille exceptionnel de centres commerciaux : 67 actifs dans 11 pays, accueillant plus de 900 millions de visites chaque année. Parmi eux, des icônes françaises du commerce urbain comme Westfield Forum des Halles (Paris), Westfield Les 4 Temps (La Défense) ou Westfield La Part-Dieu (Lyon). Quelle est votre actualité chez Unibail-Rodamco-Westfield ?
Jean-Marie Tritant
Nous avons inauguré le 8 avril dernier les commerces de Westfield Hamburg-Überseequartier. Je suis extrêmement fier de cette ouverture, c’est une étape importante pour le Groupe, et le reflet de notre stratégie visant à participer à la régénération urbaine. Avec ce projet inédit, nous apportons une nouvelle destination à la ville de Hambourg, avec des boutiques, restaurants et lieux de divertissement dont la ville ne disposait pas encore, le tout dans un cadre architectural unique qui connecte le centre-ville à l’Elbe.
Mais Westfield Hamburg-Überseequartier, ce ne sont pas que des commerces. C’est l’incarnation de notre vision de la ville de demain, qui conjugue mixité des usages et transition environnementale.
Construit sur un ancien site industriel, Westfield Hamburg-Überseequartier fait partie des projets de régénération urbaine les plus ambitieux d'Europe. Il a été conçu et développé en mettant clairement l'accent sur la durabilité, et à ce titre Westfield Hamburg-Überseequartier a été le premier quartier urbain d'Allemagne à recevoir le certificat "BREEAM Communities", avec une note "excellente".
Aux côtés des commerces, nous avons développé du résidentiel, des bureaux, trois hôtels et un terminal de croisière. Le quartier est parfaitement intégré dans l'infrastructure locale avec sa propre station de métro, ses lignes de bus et ses nombreux services de mobilité.
Alexis de Prevoisin
Comment expliquez-vous la progression du trafic et du chiffre d’affaires dans un contexte instable et difficile ?
Jean-Marie Tritant
Nos centres commerciaux ont connu en 2024 une progression du trafic de plus de 2,6 % et un chiffre d’affaires en hausse de 4,5 %, ce qui dépasse non seulement l’inflation mais aussi les indices nationaux.
Nous surperformons le secteur grâce à la qualité exceptionnelle de nos actifs : ils sont des centres de destination. L’emplacement est une des clés. Nos centres bénéficient d’une excellente desserte en transport en commun. Nous sommes véritablement au cœur de la vie quotidienne des citadins.
Alexis de Prevoisin
Justement, parlons localisation du commerce à l’heure de l’omnicanalité. L’emplacement c’est toujours la clé du succès en commerce ?
Jean-Marie Tritant
La clé du succès dans le commerce demeure en effet la localisation. Aujourd’hui, l’enjeu est de s’inscrire dans une logique d’écosystème urbain, au plus près des grands hubs de transport. Ce sont ces emplacements qui sont prisés par les marques car elles sont assurées d’avoir de la visibilité, du flux, et d’être à proximité des clients.
C’est la garantie de leur efficacité commerciale.
Alexis de Prevoisin
Comment les stratégies digitales et physiques convergent-elles dans vos centres ?
Jean-Marie Tritant
Depuis le COVID, on ne peut plus penser l’un sans l’autre. Le client est omnicanal. Il peut acheter sur Internet et retirer son produit en boutique. Nos centres sont devenus de fait des plateformes omnicanales. Et les marques ont bien compris que le magasin physique est la pierre angulaire de leur stratégie omnicanale. Un exemple concret que j’ai pu observer aux États-Unis : les données issues des retours produits effectués par les clients ont permis d’établir une cartographie des magasins les plus importants, et pour le business digital on s’est aperçu que les magasins qui faisaient le plus de retours client étaient ceux qui faisaient le plus de chiffre d’affaires en physique.
Le commerçant performant aujourd’hui, c’est celui qui est d’abord fort offline - en physique - et qui associe l’online comme un service.
Alexis de Prevoisin
Quel bilan tirez-vous du commerce post COVID avec le recul ?
Jean-Marie Tritant
Le magasin physique redevient central, car in fine, le commerce c’est d’abord du lien social et de la sensorialité. Et ça, c’est ce dont les gens ont manqué durant la période COVID. Aujourd’hui, le commerce devient aussi expérientiel, immersif. Chez nous, le client vient chercher plus que des produits, il vient à la rencontre des autres, vivre une expérience, on lui apporte de la surprise, des émotions. C’est d’ailleurs ce que les marques recherchent : la proximité avec le client pour créer un lien émotionnel avec elles. On a interrogé la génération réseaux sociaux, soit les 15-24 ans, et pour 70% d’entre eux, le centre commercial est un vrai lieu de socialisation, où l'on peut partager des moments agréables avec ses proches.
Ce besoin de lien et de se retrouver avec les autres s’illustre aussi dans le mix commercial, avec par exemple le développement des loisirs ou des salles de sport dans nos centres commerciaux.
Alexis de Prevoisin
Comment définissez-vous le luxe, au regard de votre métier d’opérer des centres commerciaux ?
Jean-Marie Tritant
Le luxe, c’est d’abord une promesse d’excellence dans l’offre et dans l’expérience. Ce n’est pas nécessairement la présence de grandes marques – ou de marques de luxe que nous avons d’ailleurs dans nos centres commerciaux anglosaxons - mais la capacité à scénariser le lieu, à proposer une diversité cohérente, une fluidité dans le parcours, une qualité d’accueil.
Alexis de Prevoisin
Vous évoquez souvent l’importance de l’audience en plus du trafic qui a toujours été la donnée des centres commerciaux. À quoi faites-vous référence ?
Jean-Marie Tritant
Nos centres sont des médias à part entière. Lorsque j’ai annoncé la création de notre agence interne de retail media – Westfield Rise – en 2022, j’expliquais que nous allions convertir nos millions de visites annuelles en une audience qualifiée, particulièrement attractive pour les marques. Pourquoi ? Car nos 900 millions de visites annuelles, ce sont des clients qui sont déjà dans un état d’esprit de consommation. Pour les marques, c’est la capacité unique de toucher des consommateurs au plus près de l’acte d’achat. C’est une force considérable qu’elles ne peuvent pas trouver quand elles font de l’affichage dans la rue ou dans les gares par exemple.
Nous sommes même allés plus loin en développant des algorithmes alimentés par nos flux d’images qui permet de segmenter l’audience. En clair, aujourd’hui, nous avons la capacité unique d’analyser le comportement des visiteurs, de mesurer pour les marques le drive-to-store, et donc, comme elles peuvent le faire en digital, de comprendre le retour sur investissement de leurs campagnes publicitaires dans nos centres commerciaux.
URW est ainsi devenu la première foncière commerciale à offrir des indicateurs de performance drive-to-store pour des campagnes diffusées dans un environnement physique, avec le même niveau de précision et de transparence que dans l’environnement digital.
Alexis de Prevoisin
Quel rôle joue la programmation ? Et la marque que constitue un centre commercial en soi ?
Jean-Marie Tritant
Un rôle clé. Nous sommes un créateur de contenus. Cela commence par l’offre commerciale, puis l’expérience. Le succès d’un centre commercial c’est encore et avant tout son mix d’enseignes. Et ensuite, c’est aussi tout ce qu’on propose pour rassembler les visiteurs autour d’expériences uniques, et gratuites !
Ces moments fédérateurs redonnent du sens aux lieux, créent des souvenirs, fidélisent. On revient dans un centre parce qu’on s’y est senti bien, touché, inspiré. Grâce à la puissance de la marque Westfield, qui est la seule marque mondiale BtoC de centre commercial, nous sommes en mesure de créer des partenariats inédits. Nous l’avons été par exemple avec les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.
Plus récemment, nous avons lancé notre partenariat avec le musée du Louvre. C’est véritablement un partenariat unique, car pour la première fois, le Louvre installe une exposition itinérante hors les murs dans toute la France.
En 2025, six de nos centres répartis sur l’ensemble du territoire accueilleront ce dispositif culturel exceptionnel, et offriront à notre public la possibilité de découvrir, gratuitement et de manière ludique, avec des médiateurs du Louvre, des reproductions de peintures et de sculptures emblématiques du musée. Cette opération "Le Louvre au centre" résonne tout particulièrement avec la raison d’être du Groupe : "Créer des lieux durables qui réinventent le vivre-ensemble".
Je suis fier qu’à travers cette tournée nos centres jouent un rôle pour toucher tous les types de publics au plus près de chez eux et donner l’opportunité à ceux qui ne l’ont pas autrement d’aller à la rencontre de notre patrimoine culturel commun et pourquoi pas de pousser les portes du musée.
Alexis de Prevoisin
On sent poindre une nouvelle vision des centres commerciaux : plus intégrés, plus responsables, plus globaux ?
Jean-Marie Tritant
C’est une réalité. Nos lieux sont intégrés dans la ville, hyperconnectés. C’est exactement l’ambition de notre dernier projet Westfield Hamburg-Überseequartier. C’est un lieu parfaitement intégré dans son environnement urbain, qui participe du dynamisme de son territoire, et aussi de sa transition environnementale.
Nous avons un rôle à jouer, et URW le joue pleinement depuis 2016, avec notre plan Better Places 2030, déjà pionnier à l’époque pour le secteur immobilier.
Nous avons annoncé en octobre 2023 une feuille de route RSE encore plus ambitieuse, en nous fixant un objectif de réduction de nos émissions carbone de scope 1 et de scope 2 de 90% d’ici 2030, et sur l’ensemble des scopes d’ici 2050.
Alexis de Prevoisin
Quel est, selon vous, le plus grand défi des dix prochaines années pour les centres commerciaux ?
Jean-Marie Tritant
Ouvrir davantage le centre commercial sur la ville et concilier commerce et transition environnementale. À ce titre, au-delà de nos objectifs de neutralité carbone que j’évoquais précédemment, nous accompagnons aussi les enseignes. Nous avons donc créé le "Sustainable Retail Index" (SRI), un indice qui permet d’évaluer les engagements et les performances des enseignes au niveau de l'entreprise, des produits et des opérations en magasin.
On a travaillé avec GOOD ON YOU, une agence australienne spécialisée dans l'évaluation de la durabilité des marques.
Notre ambition avec le SRI est d’établir les nouveaux standards qui guideront la transition du commerce vers un modèle plus durable, et d’apporter la transparence de l’information.
Consultant pour le Realty, le Retail et l’horlogerie, Alexis de Prevoisin accompagne les marques de luxe dans leur stratégie client, leur développement, la formation. Auteur-conférencier de "Store Impact" (Dunod) et "Retail Émotions", il est correspondant horloger et expert expérience client pour le Journal du Luxe.