Les enjeux du luxe, comment créer et maintenir le désir ? Devenir un agent culturel

Publié le par Journal du Luxe

Dans un paysage où l’attention s’étiole et où les marques peinent à se distinguer, la culture apparaît plus que jamais comme un levier stratégique pour réenchanter le luxe. Entretien exclusif avec Mathilde Gaist, Head of Strategy, et Isabelle Gélinet-Vidal, Chief Growth & Impact Officer au sein de l’agence Mazarine.

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Comment créer et maintenir le désir dans un monde saturé ? Que se passe-t-il aujourd’hui dans notre rapport au désir ?

Mathilde Gaist

Notre monde arrive à saturation : saturation d’images, de contenus, de symboles, d’histoires… Cette surabondance n’a de cesse de fatiguer nos esprits. La corde du désir s’use naturellement car tout est devenu accessible, reproductible, instantané. L’image et les récits sont industrialisés et face à cette profusion, leur pouvoir d’émerveillement s’affaiblit.

Nous sommes passés d’un monde où peu de choses étaient vues par beaucoup, à un monde où beaucoup de choses sont vues par peu.

Bienvenue dans l’ère du trop et du turbo où le temps est comme dévoré par l’urgence.

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Cette fatigue du "trop", vous la reliez d’ailleurs à d’autres formes d’épuisement…

Mathilde Gaist

Absolument : la fatigue a plusieurs cordes à son arc : fatigue climatique, fatigue informationnelle, fatigue démocratique, technologique… Et ce qui nous touche de plus près chez Mazarine : la luxury fatigue émergente depuis quelques années maintenant.

Alors comment désirer encore ? C’est une belle et bouleversante question.

MAISON FRANCIS KURKDJIAN - Exposition, Parfum Sculpture de l’invisible. 30 ans de création de Francis Kurkdjian - Expanded Drops*1 © Elephant

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Isabelle, est-ce que cela signifie que le désir, qui était historiquement lié à la rareté, a perdu sa force ?

Isabelle Gélinet-Vidal

Oui, clairement. Quand tout est là, tout le temps, sans qu’on ait besoin de le chercher, le désir se fane.

Et il y a un phénomène nouveau : avec l’IA, nous sommes devenus des créateurs de nos propres réalités. Nos désirs peuvent être matérialisés en quelques secondes. C’est que l’on aime appeler le DOD — Dream On Demand. Résultat : on confond nos désirs avec la réalité. On crée nos désirs dans notre réalité. Or, le désir a besoin d’une impossible immédiateté pour exister, pour apparaître. Il se développe à partir de la distance, il se nourrit du manque.

Aujourd’hui, le désir est une espèce en danger.

Nous devons le préserver.

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Comment réanimer ce désir ? Quelle est la piste de travail ?

Mathilde Gaist

Il faut revenir à l’équation commune entre le luxe et le désir à savoir le triptyque : fascination, excitation, distinction. Et aujourd’hui la culture est un levier exceptionnel et une clef de voûte contemporaine à nul autre pareil.

Amplifier le désir matériel via la culture. S’inscrire dans la culture. C’est-à-dire : aimer les créations, les produits des Maisons de luxe autant que le récit culturel qu’elles proposent.

Ici, d’ailleurs la langue française nous fait un cadeau car la culture est polysémique et multidimensionnelle : elle revêt de nombreuses dimensions : pop-culture, sous-culture, contre-culture, mono-culture etc. et cette richesse incroyable est justement la force capable de réanimer un désir endormi.

C’est à travers ce prisme et ce nouvel impératif stratégique que nous créons chez Mazarine des continuum d’expériences cohérents, orchestrés au sein d’écosystèmes émotionnels et omnicanaux.

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Isabelle, vous dites souvent qu’une Maison inspire parce qu’elle "a une place" dans la culture. Qu’entendez-vous par là ?

Isabelle Gélinet-Vidal

Une Maison inspire lorsqu’elle crée du lien culturel, un discours, un imaginaire.

Nous vivons une époque où chacun peut éditer sa propre culture. Face à cette fragmentation, les Maisons ont un rôle essentiel : éclairer, ouvrir des possibles, créer des récits mémorables et rassembler.

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Et c’est là que Mazarine intervient ?

Mathilde Gaist et Isabelle Gélinet-Vidal

Exactement. Notre intention chez Mazarine est claire : définir, incarner et amplifier la place culturelle des Maisons, et ainsi raviver désirabilité, inspiration et engagement.

Cela passe par trois grands axes :

1. Définir la place culturelle des Maisons

Nous cartographions leurs ancrages culturels : héritage, valeurs, symboles, codes, apport à la culture, ce qui perdure dans le changement, ce qui est incomparable en somme. Et nous identifions les territoires d’expression les plus pertinents afin que les choix stratégiques deviennent des principes de communication : stratégie de positionnement et de discours, identité visuelle, ton et style, design…

2. Incarner cette place culturelle 

C’est le passage de l’idée à l’expérience. Collaborations artistiques, expositions, performances, retail expérientiel, résidences… Nous concevons les dispositifs qui rendent cette culture tangible, expérientielle.

3. Amplifier la présence dans le flux culturel

Il s’agit de l’orchestration de messages. Il y a le grand soir et il y a le tous les jours, le méta-discours et les micro-interactions. Les campagnes 360°, le social media, la performance, le web à l’ère de l’intelligence artificielle l’idée étant de permettre d’aboutir à un "emotional journey", c’est-à-dire définir les émotions clés et réussir à les monitorer.

Campagne Ferragamo, "Curiously Delicious Gift Wrapping Service" *2 © Ferragamo

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Une dernière question : après "trente ans pour rêver demain", comment voyez-vous le futur du luxe ?

Isabelle Gélinet-Vidal

Le désir ne renaîtra pas du plus, mais du mieux. Il renaîtra par la culture, au travers des conversations et la qualité de ses dernières. Le luxe doit quitter l’excès pour retrouver l’émotion juste..

1. Le Palais de Tokyo a accueilli jusqu’au 23 novembre une rétrospective immersive consacrée aux 30 ans de créations de Francis Kurkdjian. À travers un parcours multisensoriel, l’exposition révèle de nombreuses œuvres patrimoniales, installations olfactives et objets parfumés, revisités ou inventés par Francis Kurkdjian en dialogue avec des créateurs de toutes disciplines, comme les artistes Sophie Calle et Yann Toma, l’homme de théâtre Cyril Teste, la photographe Christelle Boulé ou encore le chef d’orchestre et violoncelliste Klaus Mäkelä. Production déléguée de l’exposition par l’agence Arter, Groupe Mazarine.

2. Pour sa campagne de Noël "Curiously Delicious Holiday" produite par Mazarine Digital, Ferragamo choisit le contre-pied des tendances de saison – notamment le phénomène de l’"unboxing" et propose une interprétation originale, gourmande et des plus inattendues. Une campagne globale 360 où tradition et modernité s’entrelacent, célébrant à la fois la magie de Noël et l’héritage créatif de la Maison. Une campagne qui a permis à Mazarine Digital de remporter l’OR au Grand Prix Stratégies du Luxe 2025.

Article invité.

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