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« La clientèle du luxe reflète désormais en temps réel les évolutions de la société mondiale et les nouvelles habitudes de consommation. » Joëlle de Montgolfier, Bain & Company.

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Evolution du marché, nouveaux profils de consommation, évolution marketing et retail... Focus sur les grandes évolutions du secteur du luxe en 2021 et ses perspectives d'avenir avec Joëlle de Montgolfier, Practice Executive Vice President Global Consumer Products & Retail du cabinet Bain & Company.

Journal du Luxe

Cette année, le titre de l'étude "Luxury Goods Worldwide Market Study 2021” menée par Bain & Company est "Luxury is back… to the future". Pouvez-vous nous expliquer ce voyage dans le temps ?

Joëlle de Montgolfier

Ce titre est un clin d’œil à la performance et à la mutation accélérée du secteur du luxe lors de la crise du Covid.

Avec l’accroche "Luxury is back", nous voulions mettre l’emphase sur le rebond impressionnant du secteur qui, en moins de deux ans, aura réussi l’exploit de laisser derrière lui la pire crise de son histoire récente. Pour mémoire, le marché mondial des biens personnels de luxe avait perdu en 2020 près d’un quart de sa valeur : du jamais vu dans l’histoire récente du luxe. En 2021, les ventes sont revenues au niveau, et ont même légèrement dépassé, les ventes historiques d’avant Covid. À titre de comparaison, d’autres secteurs sévèrement affectés par la crise du Covid, tels que les transports aériens ou l'hôtellerie, restent toujours bien en-deçà de leurs niveaux de 2019, et mettront encore plusieurs années à y revenir.

Avec la phrase "back… to the future", nous voulions souligner le bond sidérant vers son avenir qu’a effectué le marché du luxe en si peu de temps. Nous avons vu des tendances se déployer et s’ancrer solidement dans le paysage du luxe alors que nous ne les attendions pas à de tels niveaux avant trois à cinq ans. À titre d’illustration, les ventes de luxe en ligne ont bondi en 2020, réalisant l’équivalent de cinq ans de croissance en une seule année. Mais en 2021, en dépit de la réouverture des réseaux physiques de distribution, nous n’avons pas observé de reflux du commerce en ligne : les taux de croissance sont toujours à deux chiffres et ce mode d’achat est désormais fermement entré dans les habitudes des clients. C’est cette accélération vers le futur du luxe, que nous avons voulu mettre en exergue.

Journal du Luxe

Quels sont selon vous les trois résultats les plus stratégiques qui ressortent de cette étude ?

Joëlle de Montgolfier

Je viens d’évoquer la performance du canal en ligne. Je poursuis sur le sujet des canaux de distribution car ce qui s’est joué les deux années passées va durablement marquer le secteur. Depuis 2019, la taille du canal en ligne a doublé et nous prévoyons qu’à l’horizon 2025, il constituera le principal canal de distribution de produits de luxe, avec près de 30% des ventes. 2021 a forcé les marques à avancer sur ce terrain de manière beaucoup plus volontariste que par le passé. Les marques sont devenues conscientes que l’enjeu de la vente en ligne est moins celui de la transaction et du chiffre d’affaires, que celui de la connaissance-client et du maintien de la relation dans le temps : il était donc vital qu'elles reprennent pied en direct sur Internet. Et si la distribution physique devrait représenter 70% des ventes de luxe à l’horizon 2025 et sera constitutive d’une bonne partie de l’expérience, les cartes seront re-distribuées entre différents modèles. De manière générale, les multi-marques sont en perte de vitesse par rapport aux modèles de distribution qui permettent aux marques d’exercer davantage de contrôle sur l’expérience-client, en particulier dans les boutiques en propre. Et de plus en plus de marques s’intéressent aux modèles de distribution en direct, y compris dans les catégories typiquement vendues en réseaux multi-marques telles que Beauté, Vins et Spiritueux ou Horlogerie.

Le second phénomène marquant de 2021, c’est le réveil de la "belle endormie" du luxe, à savoir le marché américain. Celui-ci a crû de 41% à taux de change courants entre 2020 et 2021 alors qu’il connaissait des taux de croissance un peu "mollassons" avant le Covid... La consommation a indéniablement été dopée par les mesures de stimulus accordées par les gouvernements américains, mais comme c’est le premier marché du luxe au monde, il est bénéfique d’observer son retour à la croissance : la poussée du marché du luxe sous l’effet de deux moteurs - les Etats-Unis et la Chine - sera plus équilibrée et moins volatile que si l’on dépend des seuls clients chinois. Cette performance souligne d’ailleurs l’importance de la « relocalisation » de la consommation de luxe : désormais, et pour les années à venir, on doit davantage miser sur l’appétit de dépense des clients locaux que sur la manne du tourisme international. Toutes les mesures destinées à stimuler et fidéliser cette demande locale seront donc de bon aloi.

Enfin, nous sommes frappés par l’accélération du marché de la seconde main dans le luxe. Quête d’une consommation plus responsable, diminution de l’empreinte environnementale, esprit d’économie, recherche de l’aubaine... Porté par une demande croissance, il est aussi poussé par le développement ultra-rapide de l’offre ! Les consommateurs ont eu le temps de fouiller leurs placards pendant les périodes de confinement et d’exploiter le potentiel de leur garde-robe. Ils y ont été aidés par la prolifération des sites et concepts proposant des produits d’occasion et des modèles vintage. C’est une tendance de fond qui va s’ancrer dans le paysage du luxe, et là encore, les marques vont devoir s’approprier des codes et des modes de fonctionnement qu’elles ne maîtrisent pas encore sur le bout des doigts.

Journal du Luxe

Au-delà d'un rajeunissement permanent des clients du luxe, l'étude révèle de nouveaux personas : + Young urban Chinese, + Chinese Female leader, + American historically excluded, + High Tech Worth, + Investor Reseller... Que faut-il en retenir ?

Joëlle de Montgolfier

On assiste à une mutation des segments de clientèle du luxe. Les archétypes classiques - la cliente occidentale aisée qui achète du luxe pour afficher son opulence, ou le client masculin qui recherche des cadeaux personnels ou d’affaires - sont un peu dépassés. La clientèle du luxe reflète désormais en temps réel les évolutions de la société mondiale et les nouvelles habitudes de consommation. C’est ainsi qu’on voit apparaître des cibles telles que la GenZ chinoise "Young urban chinese" qui bénéficie d’un pouvoir d’achat inhabituel par rapport à ses alter ego des pays occidentaux en raison de décennies de politique de l’enfant unique. On assiste aussi à l’émergence sur le marché chinois, historiquement très masculin, d’une génération de clientes aisées qui ont accédé par le travail à un niveau de vie qui leur permet d’acheter du luxe par et pour elles-mêmes. Aux Etats-Unis, on observe l’émergence de la clientèle afro-américaine, qui, dans la foulée des mouvements "Black Lives Matter" est même spécifiquement ciblée par les plus grandes marques. On voit aussi l’apparition de nouvelles fortunes issues du monde des start-ups de la technologie, ou encore d’un nouveau profil d’acheteurs qui n’achètent pas forcément pour leur propre compte, mais voient le luxe comme un marché d’achat et de revente. Ces évolutions sont passionnantes à observer et de multiples autres segments émergent au gré des croissances locales ou sociétales.

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Vous consacrez une large partie de vos recherches aux évolutions retail. Pouvez-vous nous expliquer cette prise de pouvoir "du touchpoint sur le channel" ?

Joëlle de Montgolfier

En réalité, ce n’est pas un phénomène nouveau, nous parlons de l’omnicanalité du luxe depuis longtemps. L’idée est de dire que la relation-client doit se déployer dans le temps et dans l’espace, au-delà des seuls contacts liés à des visites dans les points de vente physiques. Cela amène les marques à dépasser l’obsession de la transaction, à savoir exploiter le passage en boutique pour vendre, afin d'entrer dans celle de l’interaction. Tout point de contact avec le client, que ce soit une impression sur les réseaux sociaux, l’accueil dans une boutique, l’envoi d’une commande internet ou la prise en charge d’un produit en service après-vente, devient ainsi une occasion de reconnaître un client, de lui délivrer un service impeccable, d’apporter une touche humaine et personnalisée à ce point de jonction avec la marque. L’année 2021 a même établi que les points de contact pouvaient aller jusqu’à fusionner, avec par exemple l’apparition de la vente à distance en boutique, le fameux "remote selling", qui permet au client d’être en contact avec le personnel de boutique par l’intermédiaire d’une tablette ou d’un smartphone. Ce qui est nouveau et fascinant, c’est que désormais, le phénomène devient mesurable. Quand cette expérience se déroule parfaitement, on observe ainsi une réduction très significative du taux d’attrition-client qui peut aller jusqu’à 80% pour les clients qui dépensent le plus. Et les clients les plus et les mieux engagés ont une probabilité trois fois supérieure à la moyenne d’augmenter leurs dépenses, parfois même au-delà de 50%. Cet enjeu de fidélisation est vital pour les marques, d’autant que les restrictions persistantes dans les voyages internationaux remettent l’emphase sur la nécessaire fidélisation de la clientèle locale.

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Vous définissez un nouveau cycle du désir luxe à l'ère du post-consumérisme, dont un des piliers réside dans la prise de pouvoir des icônes sur la marque. Quels sont ses fondamentaux et ses implications dans le marketing du luxe ?

Joëlle de Montgolfier

Le luxe des années 2020 bascule de la verticalité à l’horizontalité. On est en pleine transition d’un luxe qui matérialisait l’ascension dans la pyramide de la société vers un luxe qui incarne l’appartenance à un groupe d’affinités, souvent défini par des valeurs partagées et incarné par des objets ou logos iconiques. On évoquait auparavant l’exclusivité du luxe : on pivote maintenant vers son inclusivité. En terme de positionnement prix, le ré-équilibrage de l’exclusivité vers l’inclusivité se reflète dans la croissance parallèle de l’"über-luxe" - passé de 15% à 20% du marché depuis 2018 - et de l’entrée de gamme - passé de 25% à 30% du marché sur la même période.

Le luxe était un signe distinctif, il devient un signe de reconnaissance. Les produits iconiques, aisément reconnaissables, prennent alors davantage de poids que la seule marque. Les marques de maroquinerie ou d’horlogerie qui peuvent s’appuyer sur de tels produits emblématiques croissent deux fois plus vite que les autres marques. Et les produits à logos surperforment le marché par un facteur de trois cette année. En terme de marketing, c’est bien sûr le reflet de l’évolution depuis le « monologue », porté par et sur la marque, très ciselé et contrôlé, vers un discours porté par de multiples parties prenantes et amplifié par les réseaux sociaux.

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"Luxury Goods Worldwide Market Study 2021" va à contre-courant d'une pensée unique business : pour vous, il y a encore un bel avenir pour les jeunes marques et les indépendants dans le luxe. Pourquoi ?

Joëlle de Montgolfier

Le marché connaît deux dynamiques un peu contradictoires qui co-existent de manière intrigante. D’un côté, il y a le renforcement inexorable des marques leaders. Sur les vingt dernières années, les sept marques les plus emblématiques du marché ont fortement creusé l’écart avec le peloton : de sept fois plus grosses que la moyenne en 2000, elles sont désormais devenues de 17 à 18 fois plus grosses, et leur part de marché a quasiment doublé sur cette période, pour représenter désormais un tiers des ventes totales de luxe ! On pourrait donc craindre leur totale suprématie sur le secteur, mais on observe dans le même temps que le marché reste finalement assez fragmenté, et qu’un espace d’innovation et de rupture continue à exister. Cela a permis l’émergence de nouvelles marques, souvent récentes et de taille encore réduite, avec moins de 200 millions d’euros de ventes au détail. Elles maîtrisent parfaitement les codes du luxe moderne et ne sont pas entravées par un héritage reçu du passé. Elles n’ont pas peur de repousser leurs limites et connaissent de ce fait des taux de croissance deux fois supérieurs à ceux du marché. Espérons que ces étoiles montantes ne deviennent pas des étoiles filantes, et qu’elles continuent à apporter cet esprit de rupture créative et entrepreneuriale au secteur pour qu’il se renouvelle avec autant d’audace que pendant les années de crise.

Journal du Luxe

Quid des nouvelles disruptions digitales liées à la "socio cultural relevance", véritables nouvelles frontières du luxe en 2022 ?

Joëlle de Montgolfier

Historiquement, le luxe se contentait d’un rôle de producteur de biens d’excellence. La révolution numérique l'a forcé à sortir de sa zone de confort et à progressivement endosser de nouveaux rôles. Le luxe est ainsi devenu distributeur, puis éditeur de contenu, et opérateur de plateforme numérique dans une économie connectée. La prochaine frontière sera celle de la pertinence socio-culturelle : le luxe peut désormais s’autoriser à porter des messages forts et à les faire résonner par le biais des vecteurs de communication modernes. Les marques exercent maintenant une influence sociétale croissante. Il est important qu’elles admettent que l’exemplarité dont elles doivent faire preuve sur les terrains de la responsabilité, de l’inclusion, de l’empreinte environnementale ou des luttes sociales peut avoir un rôle de création de valeur pour la société dans son ensemble – valeur non seulement économique, mais aussi sociale et culturelle. C’est l’horizon qui s’ouvre pour la prochaine décennie.

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