
Chronique
Reverse-dupes : l’hyper-personnalisation de masse
Publié le par Jean-Baptiste Chiara
Les tendances internet ont-elles toujours leur contraire ? Il semble que oui. Car depuis peu, on entend parler de reverse-dupes pour qualifier des produits luxifiés par le consommateur. Mais que cela signifie-t-il pour les maisons de luxe ?
"Cheap design, high-end production"
Voilà comment sont définis les reverse-dupes, ces nouveaux ovnis culturels à l’opposé des dupes. Au lieu de chercher la version cheap d’un produit de luxe, il s’agit-là de chercher la version luxe d’un produit banal, d’un vêtement bien designé mais de piètre qualité, ou d’un produit cheap mais rassurant. Bientôt l’après-dupe ? Car depuis peu, les groupes Reddit et les feeds Tik Tok des fashion addicts ont vu arriver ce terme qui en dit long sur les nouveaux désirs de luxe. Un exemple ? Cette utilisatrice du groupe Reddit RepLadiesDesigner (162 000 membres) qui poste : "je veux un shop à qui je peux envoyer mes sacs de mauvaise qualité préférés pour qu’ils les reproduisent dans une qualité de designer. Ma marque préférée est Parisa Wang, mais leurs sacs ne sont pas si durables et la qualité de production a baissé. Je veux payer quelqu’un 2 000 $ pour faire un dupe de mon design préféré qui va durer toute ma vie." Ou cette autre personne sur Reddit qui cherche "la version parfum haut de gamme de ces senteurs que j’adore (des crèmes à l’odeur de fruits), mais qui ne durent pas toute la journée, donc je cherche des parfums de qualité avec la même senteur et qui durent toute la journée. Une tendance que confirmait récemment le CEO de Dupes.com Bobby Ghoshal, qui explique que son célèbre moteur de recherche pour trouver des dupes est de plus en plus utilisé dans l’autre sens, pour trouver des versions luxe de produits cheaps. Mais que se passe-t-il ?
Hyperstition & Meme product
Les reverse-dupes ont été inspirés par la tendance actuelle à luxifier des produits banals, à l’image du sac cabas de supermarché en version cuir créé par Balenciaga. On peut aussi mentionner cette tendance à premiumiser des vêtements issus de la culture populaire, voire des travailleurs. On a ainsi vu le grand retour du motif camouflage, comme dans la première collection Louis Vuitton de Pharrell Williams, mais aussi celui du workwear récemment glamourisé par Ottolinger, ou encore du pantalon de jogging en velours "Juicy" revu par Tom Ford – à 1 500 $. Et que dire de l'accessoire phare de 2024, ces babioles à accrocher au sac à main façon souvenirs Disneyland – il faut dire que certains produits de consommations courantes ont un côté réconfortant.
Si la mode et sa clientèle sont en pleine crise d’ado, une blague internet peut même se transformer en un produit de luxe ultra-désirable. Loewe l’a fait avec un meme viral représentant une tomate accompagnée du texte "this tomato is so Loewe, I can’t explain". Face au buzz, quelques jours plus tard, la marque sortait un sac en forme de tomate avec le commentaire "meme to reality". Tout cela s'apparente à l’hyperstition : quand un mouvement d’intérêt pour un produit fictionnel devient si viral que le produit est créé en vrai.
En gros une prophétie auto-réalisatrice. Comme avec cette collab' fictive entre Bottega Veneta et Nike sur une Air Max en cuir Intrecciato, qui a tellement buzzée que la paire a été créée en vrai par Rifare Co. – sans la virgule.
Mais avec le reverse-dupes, ce n’est pas un groupe qui influence la création, mais une personne seule.
Mini-aventures consuméristes
Là où la création de produits de luxe nés de l’hyperstition est un phénomène majoritairement passif – les gens réagissent à quelque chose qui leur plaît dans un feed Instagram ou Tik Tok, qu’ils vont pousser dans l’algorithme en mettant un like, le reverse-dupe implique d’être proactif sur internet. Avec la saturation cognitive des réseaux sociaux algorithmiques passifs, aujourd’hui les passionnés de mode veulent avoir un sujet de recherche spécifique sur internet, pour redevenir actifs, reprendre le contrôle de leur expérience en ligne – et aussi de leur expérience d’achat. Avec le dupe ou le reverse-dupe, l’achat devient une quête active, une chasse au trésor où on se partage des bons plans, des sites, on cherche, on fait des erreurs, on échange avec une communauté, on découvre, et on trouve finalement la pépite. Avec ces mini-aventures consuméristes, l'achat s'étale dans la durée et est lié à un effort, ce qui renforce l’attachement au produit. Comme une fleur cueillie au sommet d’une montagne qu’on a gravie. La différence entre les dupes et les reverse-dupes ?
Marque de luxe multijoueur
Contrairement aux dupes où on copie un design, avec le reverse-dupe c’est le client qui déniche le design. Le client devient le créatif. À l’heure de la monoculture favorisée par les réseaux sociaux, où les branchés de toutes les capitales du monde portent les mêmes vêtements et suivent les mêmes trends, il faut se démarquer, faire parler le designer qui est en chacun de nous. Il faut devenir idiosyncratique – avoir de la personnalité. Le summum du cool en 2025, c’est de remettre au goût du jour un produit banal, inattendu, oublié de tous – voire moche pour qui ne saurait l’apprécier à sa juste valeur. L’heure est donc à la quête. Aujourd’hui les consommateurs veulent choisir, ils veulent créer, ils veulent être le designer de leurs produits – et donc de leurs produits de luxe. C’est en tous cas ce que pense la stratégiste numérique Zoé Scaman, qui a produit de brillants écrits sur la "multiplayer brand", la marque du futur qui ne propose pas un produit fini mais plutôt un kit pour créer, laissant ses clients être acteurs. Comme chez Lego, ou chez Nike qui permet depuis un moment de créer sa propre paire de baskets. Zoé Scaman me disait : "là où les Gen Z réagissent, les Alpha sont proactifs. Ils ont grandi à une époque où les jeux de création immersive, les proto-métavers façon Roblox, Minecraft, ou Fortnite, sont la norme. Sur ces jeux, ils ne font pas que jouer dans des mondes créés par les autres, ils façonnent activement leurs propres univers et aventures numériques, ce qui se retrouve dans toutes leurs activités. Nous allons voir une génération création qui veut cette liberté de créer, et qui ne se contente pas de recevoir passivement".
Avec cette génération création qui grandit à vue d'œil, verra-t-on bientôt arriver une ère de la marque de luxe multijoueur ? On verrait alors se normaliser le modèle de l’atelier Hermès sur mesure, où tout un chacun peut désigner son propre produit de haute-facture. À l’ère de l’hyper-personnalisation de masse, soit les marques de luxe se penchent là-dessus, soit des ateliers indépendants prendront leur place.
Pour échanger autour de la guerre des dupes, rejoignez le prochain webinar du Journal du Luxe le 29 avril à 18h.
Journaliste culturel originaire de Lyon et basé à Paris, Jean-Baptiste Chiara est responsable de la rubrique Idées du magazine Technikart, où il écrit depuis 2019 à propos de sujets liés aux cultures alternatives, à la mode, et à la culture internet. Il est également contributeur pour le média L’ADN, où il écrit à propos des nouveaux usages et cultures numériques.

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