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« Nous sommes saturés d’objets, mais il manque l’essentiel » Renaud Hétier, auteur et professeur

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Dans un monde saturé d’objets, d’images et de stimulations, que reste-t-il de l’essentiel ? Philosophe et professeur en sciences de l’éducation, Renaud Hétier interroge les paradoxes de notre modernité, une époque d’abondance où le vide se fait pourtant sentir. Entre désir, vacuité et quête de sens, il invite à réapprendre le silence, la lenteur et la rareté comme conditions d’une véritable résonance avec le réel. Une réflexion qui trouve un écho particulier dans l’univers du luxe, aujourd’hui confronté à sa propre "fatigue".

Journal du Luxe

Vous décrivez notre époque comme un monde saturé où, malgré l’abondance, il manque l’essentiel. Comment résumeriez-vous ce paradoxe de la modernité ?

Renaud Hétier

La société d’abondance, qui vient avec la société de consommation, émerge dans l’après-guerre (en France, après la reconstruction, à la fin des années 1950). Elle se situe au carrefour de deux phénomènes : l’augmentation du nombre de consommateurs potentiels, et celle du nombre d’objets produits par la voie industrielle.

Depuis, ce phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur, ce qui se manifeste notamment dans la quantité d’objets importés de Chine (panneaux solaires, automobiles) qui s’accumulent en Europe ou dans le "symptôme" de la quantité de déchets rejetés après consommation. Dans ce type de société, où de grandes inégalités demeurent et où certains manquent de moyens pour prendre en charge leurs besoins élémentaires, la plus grande part de la population est volontiers confrontée à un "débordement" qui peut prendre le nom de saturation. Ce phénomène va au-delà des seuls objets : on est globalement saturé d’activités (trop de travail, trop de possibilités de loisirs), saturé par la communication (le nombre de messages à traiter, etc.), saturé par un déferlement d’images, par le bruit, par le sel, le sucre, le gras, etc.

D’un autre point de vue, si certaines nécessités autrefois difficiles à satisfaire posent moins de difficultés pour le plus grand nombre, ce qui constitue indéniablement un progrès (sécurité, espérance de vie, santé, alimentation, etc.), de nouveaux problèmes apparaissent. La saturation qu’on vient d’évoquer recouvre des besoins d’une autre nature : besoins spirituels, relationnels, créatifs, notamment. Nous n’avons pas le temps, pas d’espace, pas de disponibilité pour ces besoins-là. Nous sommes tellement accaparés que la vie peut passer sans qu’il nous semble "manquer" de quoi que ce soit.

Et pour cause, la saturation semble être l’inverse du manque, puisqu’elle se donne en un débordement d’objets. Pourtant, à un moment ou à un autre de la vie, dans un "temps mort", dans une épreuve qui nous vulnérabilise, dans le vieillissement peut-être, il peut nous apparaître que malgré l’abondance, quelque chose d’essentiel nous manque. Les objets consommés, la sécurité, le confort, le bien-être, et même un certain bonheur ne répondent pas à une aspiration profonde à trouver un sens transcendant à son existence, à se sentir relié aux autres et au monde, à la nature, de faire quelque chose de personnel, de singulier, d’apporter quelque chose de nouveau et de significatif au monde.


Journal du Luxe

Dans votre livre, vous distinguez vacuité stérile et vide fertile. En quoi cette distinction est-elle centrale pour comprendre la crise contemporaine du désir ?

Renaud Hétier

Le désir est une dynamique très difficile à penser et à comprendre. Rigoureusement, il est ce qui nous tend vers un objet qui se trouve à distance. Si nous possédons l’objet, si nous l’avons "sous la main", si nous pouvons en jouir immédiatement, il n’y a plus à le désirer, il n’y a pas de place pour le désir. C’est ce qui fait que la toute-puissance numérique peut être destructrice du désir, en répondant en permanence et sans délai à un grand nombre de nos réquisits. Mais le désir n’est-il pas mû par une logique destructive ? En effet, que reste-t-il du désir quand enfin, aussi "loin" l’objet visé soit-il placé, aussi difficile d’accès soit-il, on y accède ? Pour comprendre comment le désir demeure vivant, il faut envisager que la satisfaction n’est jamais totale, et, surtout, pas définitive. Comme dans le "for/da" décrit par Freud, l’objet s’éloigne après s’être rapproché, se rapproche après s’être éloigné. Et un nouvel objet est toujours susceptible d’apparaître dans le champ du désir. Il faut enfin envisager un "désir de désir", le désir de vivre et revivre cet état désirant qui met en tension et donne à imaginer et à créer, le désir d’un moment où tout est encore possible.

Pour le dire autrement, désirer, c’est faire avec le vide (dans le manque de l’objet-à-distance, dans l’intervalle spatio-temporel qui sépare de l’objet). On peut même aller plus loin et formuler que l’on peut éprouver une certaine joie dans l’expérience du vide, qui désature, permet de se recentrer, et donne à considérer ce qui est important, ce qui est essentiel, désencombré de la multitude des objets ou de la prégnance d’un objet de dépendance. Ce vide peut être distingué de la "vacuité" (le fait qu’il y ait deux mots permet de délimiter deux concepts différents, au-delà de leur sens commun). La vacuité est un éprouvé paradoxal : elle se donne à éprouver non pas seulement malgré le "remplissage" d’objet(s), mais plus encore du fait de ce remplissage. Le processus qui mène à la saturation a un double effet : il "vide" (d’objets insuffisamment nourriciers) quand on croit se "remplir", il empêche d’apprendre à habiter le vide et d’en faire une chance pour se sentir exister et sentir les autres et le monde au-delà de soi.

À défaut de s’habituer au vide comme on accommode son regard dans le noir et qu’on commence à discerner des formes, l’expérience du désir devient inquiétante, insécurisante et on s’emploie à l’éviter. Il ne reste plus de place que pour la contrainte d’un côté (ce pour quoi on n’a pas vraiment le choix), et la jouissance immédiate de l’autre. Dans cette configuration, le désir s’effondre et la vie s’appauvrit dans le même mouvement.


Journal du Luxe

Vous alertez sur la désensibilisation provoquée par l’hyperconnexion. Quelles pratiques ou expériences pourraient, selon vous, réintroduire une véritable résonance sensible avec le réel ?

Renaud Hétier

La suractivité numérique, suractivité caractérisée non seulement par l’importance du temps passé, mais encore par sa dimension d’illimitation (on se connecte à n’importe quel moment, on n’en a jamais fini), est symptomatique d’une dynamique de saturation. L’hyperconnexion, plus particulièrement, requiert une attention permanente, quel que soit le moment et le lieu où on se trouve, sans parvenir à se déconnecter. On peut le comprendre d’un point de vue anthropologique, dans la mesure où nous sommes des "animaux sociaux" et pour lesquels la communication, depuis l’aube des temps, est nécessaire pour la coordination de nos actions et la survie.

Du point de vue psychologique, il existe une tendance à imaginer que quelqu’un, quelque part, peut avoir besoin de nous / va faire appel à nous et qu’il ne faut absolument pas manquer son message, ce dont le lien entre parents et enfants est aujourd’hui l’exemple emblématique.

Pour penser de véritables alternatives, il faut bien comprendre les motivations de cette hyperconnexion : un besoin de relation et de soin, une inquiétude communicationnelle. Un premier contre-feu consiste à instituer des moments de solitude pour soi et de s’obliger à respecter des moments de solitude (et de silence) pour l’autre. Admettre que quelqu’un qui ne répond pas immédiatement n’est pas nécessairement fâché ou mort. Admettre donc de se loger dans un temps long, contre l’immédiateté numérique.

Dans ce temps long, avec de vrais moments de solitude qui puissent être aussi des moments pour soi, la présence de l’autre peut être intériorisée. Et des moments de retrouvailles en pleine disponibilité peuvent exister (plutôt qu’un bavardage/clavardage permanent et superficiel).

Il en est de même de la relation avec le monde, qu’il s’agisse de le contempler, d’y agir pour le soutenir, pour le transformer ou de l’enrichir de ses créations. Ce qui va importer c’est de rendre possible de vraies alternances : on ne peut pas être tout le temps disponible (on a objectivement des choses à faire, on est subjectivement indisponible par moment), mais on doit dégager des espaces-temps de disponibilité. En suspendant le divertissement numérique, en acceptant un certain vide, on peut vivre d’abord une forme d’épreuve (de l’angoisse, le sentiment d’un vide, de l’ennui) avant que bientôt le calme se fasse et que le monde se mette à "parler" à la mesure dont on se dispose à l’écouter. "Pour qu'une chose soit intéressante, écrivait Flaubert, il suffit de la regarder longtemps."


Journal du Luxe

Le luxe est aujourd’hui confronté à une "luxe fatigue" : trop d’offres, trop de récits, trop de stimulation. Est-ce pour vous un symptôme de la saturation que vous analysez ?

Renaud Hétier

La première question qu’il faut se poser, c’est : « qu’est-ce vraiment que le luxe ? » Les définitions qu’on trouve dans les dictionnaires sont clairement négatives, qui évoquent des "dépenses somptuaires" et "superflues", le "goût du faste" et le "désir d’ostentation".

L’industrie du luxe semble bien s’inscrire comme réponse à une telle propension. Mais on peut avoir une autre appréhension du terme. Pour l’approcher, on fera référence à la notion d’"aura", telle que l’a définie Walter Benjamin. L’aura est notamment l’effet que produit une œuvre d’art en tant qu’elle est unique et inaccessible. On comprend donc que la reproduction, qui plus est à l’ère industrielle, est susceptible de détruire cette aura, ou tout au moins de la diluer (il y a toujours beaucoup de monde pour venir voir la vraie et unique "Joconde" ou la Tour Eiffel, bien que des reproductions soient accessibles en nombre illimité). Le luxe, de ce point de vue, c’est la possibilité d’établir une relation privilégiée – qui n’en passe pas nécessairement par la possession – avec un "objet" rare (l’objet pouvant aussi être un sujet) et de faire à cette occasion une expérience de qualité, une expérience « résonante » pour la nommer comme Hartmut Rosa.

Dans le monde actuel, un nombre de plus en plus important d’individus sont en mesure d’accéder à des produits de luxe (comme dans l’exemple de la Chine) et pour suivre la demande des clients tout en la stimulant, l’industrie produit de plus en plus d’objets. En ce domaine, la saturation peut être comprise à nouveaux frais : ce n’est plus seulement le nombre d’objets (l’illimitation) qui importe, c’est le statut prétendument rare de l’objet ou de l’expérience de luxe. C’est cette rareté qui est désirable, dans l’illusion d’être soi-même, dans l’accès à celle-ci, quelqu’un qui puisse être à part, quelqu’un qui puisse être exceptionnel, comme l’objet "miroir" de cette ambition. Ainsi, dans l’expérience du luxe, l’objet rare/exceptionnel viendrait idéalement satisfaire le désir, le combler même, non pas quantitativement comme dans la consommation de base, mais qualitativement. Or, là aussi, il y a saturation : il faut faire plus beau, plus "puissant", plus innovant, plus précieux, plus riche… et plus cher. Le "toujours plus" s’autodétruit dans l’incapacité de produire vraiment du nouveau, et se retrouve miné par l’imitation et la reproduction.


Journal du Luxe

Avec la montée des "dupes" et la dilution des signes distinctifs, le luxe peut-il encore produire du sens, ou risque-t-il de n’offrir que des objets parmi d’autres dans le flux saturé ?

Renaud Hétier

Le luxe, exposé comme on l’a vu à la reproduction et à l’imitation, est menacé de banalisation. Il n’est plus aussi distinctif et il ne suffit plus, dès lors, à satisfaire le désir de ses acquéreurs, si tant est qu’il ait jamais réussi à jouer ce rôle. Le problème est bien celui de l’appréhension négative du luxe. Non pas du côté du "superflu", mais du côté de la "matérialisation".

À l’exact opposé du consumérisme et de la possession, on a pu observer, dans la culture lega (à l’est de la RDC), "L’ultime manifestation de l’initiation supérieure […] dépouillée de toute métaphore. Le maître conduit l’initié dans un endroit où les objets initiatiques sont soigneusement disposés. Il ne lui donne aucune explication et le laisse découvrir leur signification en s’appuyant sur la contemplation et sur la révélation" (Musée du Quai Branly, Secrets d’ivoire. L’art des Lega d’Afrique centrale, 2013, 67, nos italiques).

C’est là, à notre sens, le luxe ultime, qu’il nous semble retrouver chez Baudelaire quand il écrit ses fameux vers : "Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté." et un peu plus loin : "Tout y parlerait / À l’âme en secret." Voilà sans doute le véritable luxe, qui est certes "superflu" d’un certain point de vue, mais aussi bien véritable "gratuité", expérience qui ne répond pas à un besoin matériel, mais qui fait vibrer une corde sensible, spirituelle, relationnelle ou créative.

C’est cela qui a du "prix", une valeur inestimable et qui ne se marchande pas ; c’est cela le véritable luxe, celui de l’artiste qui crée pour exister (et pas seulement pour "gagner sa vie"), celui de l’humain auquel, à force de patience, la nature se met à parler, celui de l’enfant qui s’immerge dans son jeu comme dans un nouveau réel, celui de l’ami qu’on a longuement attendu, qu’on retrouve et qui nous accueille les bras ouverts.

C’est aussi, bien sûr, celui de l’objet rare qu’on contemple et qui continue à vivre tant qu’on le contemple. Mais peut-être la valeur qu’on donne à cet objet est-elle si grande qu’on ne voudra pas le réduire à son seul regard, et l’offrir au public.

Ainsi le luxe trouve-t-il son sens final dans un certain don, dans un certain partage, à rebours de l’accaparation et de la possession restrictive. Là enfin l’objet de luxe se distingue-t-il pour une raison pleinement positive (et non pas seulement par son prix financier) : quand il s’offre / est offert comme objet qui rend possible une expérience rare et gratuite.

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