Chronique

Le petit lexique digital : alt

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Chaque mois, Laurent François décrypte les mots de nos identités numériques, en lien avec l’actualité.

/Alt/ : abréviation de "alternative account". Compte secondaire souvent utilisé pour s’exprimer librement, hors des normes de l'identité principale..

À l’heure des dupes, des réalités alternatives et d’un climat général anxiogène, les comptes "alt" apparaissent comme un refuge pour le monde du luxe. Non officiels mais partagés sous le manteau, ils jouent paradoxalement un rôle important pour retrouver une certaine authenticité. Les designers, mais également les célébrités créent des comptes anonymes pour se protéger et retrouver une forme de liberté.

L’alt comme chambre noire de la créativité

Les comptes alternatifs sont des lieux d’exploration et de test des nouvelles idées. Les esthétiques sont plus brutes, les prises de paroles prennent des atours plus sincères. Pour la création autour du luxe, ces comptes explorent des formats plus libres, moins calibrés, moins scrutés par les médias et les observateurs. Pour les créateurs ou les artistes, c’est là où l’énergie créative se forme, où une idée peut être partagée avec une communauté plus réduite. Un côté atelier digital, en somme.

L’alt account est aussi un espace de vulnérabilité numérique. Sur un alt, un créateur avoue plus facilement ses errances, ses doutes. Véritable théâtre de micro-confidences, c’est un territoire où le réel est augmenté, protégé, plutôt que les comptes officiels aux airs de faux parfait. Les alt accounts jouent à plein la réciprocité avec les pairs et les amis ; souvent privés, chaque nouveau follower est approuvé, et très souvent suivi. Cette relation "mutuelle" influence profondément les esthétiques, les inspirations sonores et culturelles. C’est dans cette conversation qu’on peut sentir très en amont les micro-tendances à venir. Le glitch, le lo-fi, le moodboarding, ont d’abord émergé sur les alt accounts.

L’alt comme nouvelle norme générationnelle

Les finstas, ces comptes plus secrets réservés à des amis plus proches, ont commencé à émerger en 2016. Depuis, les utilisateurs - notamment les plus jeunes - ont sophistiqué leurs usages. Burner accounts (ou comptes jetables) pour stalker d’autres utilisateurs des réseaux sociaux anonymement, comptes secondaires afin de partager un autre centre d’intérêt : ce nouveau normal prouve que les identités sont multiples. Du côté des artistes et des célébrités, Kim Namjoon, plus connu sous l’alias RM du groupe BTS, anime un compte alternatif @rpwprpwprpwp qui promet des contenus plus naïfs, pris sur le vif. Jennie de Blackpink avait longtemps animé un compte de photographie argentique intitulé @lesyeuxdenini. L’acteur et photographe Cole Sprouse poste sur son compte secondaire Camera Duels des instantanés des personnes qui essaient de le prendre en photo, tout le challenge résidant dans sa capacité à les shooter en premier.

Côté marques de luxe, cette tendance de fond invite à repenser en partie l’architecture de leur présence dans les réseaux sociaux. Vetements a déployé depuis longtemps une galaxie de comptes plus ou moins secrets comme @Vetements_Uncensored, qui promet des contenus plus edgy. Dior a récemment utilisé la fonction "close friends" d’Instagram pour teaser les premiers visuels de l’ère Jonathan Anderson à une sélection d’influenceurs et d’insiders du monde de la mode. Certaines Maisons n’hésitent pas à orchestrer des fuites à travers les comptes personnels de certains de leurs stylistes ou directeurs artistiques.

L’alt ne se montre pas : il se devine, se cherche, se mérite. Une nouvelle hiérarchie de l’influence est en train d’émerger, plus discrète, fragmentaire, mais redoutablement puissante.

Laurent François est un dirigeant d’agence de publicité, spécialiste des stratégies créatives et digitales pour les maisons de luxe. Il est l’auteur de "Réseaux Sociaux : une Communauté de Vie" chez L’Harmattan et anime la newsletter "En Vivance".

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