Chronique

De l'habit à l'habitat, dialogue du luxe et des Arts Décoratifs

Publié le par

De New York à Milan, en passant par Paris, le luxe décline l’art décoratif, du plus exubérant au plus minimaliste, et l’interprète tour à tour comme élément de décor sur mesure, voire même objet "haute couture". Cette diversification croissante, bien que compliquée à chiffrer du fait que ce segment ne fait pas l’objet d’une catégorie à part entière dans les rapports annuels, démontre l’intérêt des maisons du luxe à se tourner vers une nouvelle forme d’exclusivité.

À New-York, malgré la crise des grands magasins américains...

…qui affichent un chiffre d’affaires au plus bas depuis 1992 (132,7 milliards de dollars) et des fermetures en prévision (150 pour Macy’s d’ici 2026…), l’enseigne française Printemps a inauguré un nouveau magasin le 21 mars dernier. Une date évidemment choisie pour sa symbolique printanière qui fait aussi un clin d’œil au centenaire de l’Exposition des Arts décoratifs organisée à Paris en 1925.

Le Printemps de New York - la "Redroom" ©George Chinsee

Il y a cent ans, parmi les cent-cinquante pavillons éphémères installés au cœur de la capitale, on pouvait visiter La Maîtrise des Galeries Lafayette, l’Atelier Pomone du Bon Marché et… Primavera du Printemps. Chacun présentait sa collection d’art de la maison dans un cadre conçu par les plus grands architectes et ensembliers-décorateurs de
l’époque. Jacques-Emile Ruhlmann était ainsi à la direction artistique du Printemps.

En 2025, c’est l’architecte d’intérieur française Laura Gonzalez qui a orchestré le chantier. Relativement modeste avec ses 5000 m2 de surface (Macy’s au cœur de Manhattan fait 198 000 m2) et loin des circuits touristiques habituels, ce Printemps new-yorkais rompt avec le modèle classique du department store. Pour mieux adopter les codes du luxe.
Pensé comme un apartment store, avec une succession de pièces (salon, boudoir, salle de bain, etc.), il offre non pas un parcours de vente fléché, mais une déambulation qui transforme une banale transaction en balade onirique.
Dans ce bâtiment historique Art déco, Laura Gonzalez a convoqué toute l’élégance d’un Paris haussmanien rêvé, mêlant, comme à son habitude, sa fantaisie joyeuse et colorée au savoir-faire de talentueux artisans d’art français pour offrir une immersion dans un décor d’exception.

Parquet Versailles, dallage de marbre incrusté de pierres colorées, moulures néoclassiques en staff, carrelages aux reflets chatoyants, textiles aux motifs fleuris de Pierre Frey, fresques murales géantes d’Atelier Roma, vitrail chamarré de Pierre Marie Studio, émail cloisonné des Emaux de Longwy et macramé sublimé de Laurentine Périlhou, mais aussi
du mobilier recyclé et des œuvres d’art signées William Coggin ou Charles Kaisin… chaque détail contribue à créer une atmosphère sensorielle et raconte une histoire inédite, en écho aux créations de niche, pépites vintage et éditions limitées des marques de mode présentées et introuvables ailleurs…
Dans une démonstration du luxe à la française digne d’un show à l’américaine, l’exclusivité architecturale répond à celle de la mode.

À Paris, le decorum des grands magasins se fait plus classique...

…mais non moins grandiose. Au terme d’un très long chantier, LVMH a ressuscité La Samaritaine dans le respect strict du style Art nouveau.
Même esprit avec le Bon Marché, racheté en 1984 par Bernard Arnault et sorti peu à peu de sa torpeur. En 1989, Andrée Putman, prêtresse du carreau, habille l’escalator central d’une géométrie qui répond à celle de la magnifique verrière XIXe ornée de motifs Art déco rénovée, elle, en 2017.

Moins spectaculaire, mais qui participe du style "rive-gauche" tel un discret figurant, le mobilier vintage, chiné au quatre coins du monde par un curateur attitré, et disséminé dans tous les rayons. C’est par exemple un fauteuil Culbuto (1967) de Marc Held qui égaye le rayon enfant ou un Presidential sofa (1959) de Jorge Zalszupin qui apporte un supplément d’âme à une allée ordinaire…
Louis-Charles Boileau, l’architecte du Bon Marché le décrivait dans les années 1880 comme [dixit] "un concert lumineux, où l’architecture solide jouera le rôle de la sertissure d’une pierre fine". Sertie par une ossature en acier de type Eiffel qui décloisonne les volumes et l’espace de vente, la "pierre fine" désigne les biens à vendre.

Boutique Cartier "13 Paix"-Paravent Moinard et Betaille/Atelier Midavaine ©Cartier

Cette image de la pierre sertie s’incarne au sens propre lorsqu’un joaillier comme Cartier manie avec dextérité les arts décoratifs pour faire de ses boutiques des écrins précieux.
Partout dans le monde, et plus encore au mythique "13 Paix" de Paris, les savoir-faire d’excellence – mis en œuvre par près de quarante artisans et maîtres d’art – dialoguent avec l’histoire et le style de la maison. La marqueterie de paille de Lison de Caunes rayonne sur des panneaux muraux entiers, la laque de l’Atelier Midavaine orne un paravent inspiré des broches-pinces oiseaux des années 40, les luminaires en bronze ciselé de Charles Paris éclairent avec délicatesse l’espace…

À Milan, patrie du design, les maisons de mode...

…ont depuis longtemps investi en nombre l’univers de la décoration d’intérieur : Armani Casa, Etro Home, Fendi Casa, Gianfranco Ferre Home, Gucci Décor, Loro Piana Interiors, Missoni Home…

Quelques françaises, comme Hermès ou Louis Vuitton profitent donc assez naturellement de la Milan Design Week pour présenter leurs collections dédiées à la maison. En plus de ses "Objets Nomades" imaginés depuis 2012, le malletier présentait cette année "Signature", une collection complète d’art de la table, de mobilier, de luminaires et de linge de maison, rendant notamment hommage à Charlotte Perriand avec une ligne inédite de textiles.
Charlotte Perriand que l’on retrouve aussi chez Saint Laurent qui présentait quatre pièces quasi-inédites de la créatrice. Yves Saint Laurent l’admirait beaucoup pour sa réflexion moderniste sur la fonctionnalité et son mobilier résonne particulièrement avec le style très architecturé du couturier.

Après la récente inauguration de son concept store parisien au décor et à l’ameublement ascétiques – béton brut, métal patiné, chêne sablé–, réalisé en collaboration avec la Fondation Donald Judd, Anthony Vaccarello renforce donc le lien entre habit et habitat pour composer, au-delà d’une maison de mode, un art de vivre global.

Bibliothèque Rio de Janeiro © Saint Laurent-Charlotte Perriand

Rééditées fidèlement avec l’aide d’experts, ces quatre pièces seront fabriquées uniquement sur commande, personnalisées sur mesure et en édition limitée.

La bibliothèque, nouvelle robe "haute couture" ? Cette extension du domaine du luxe trouve sa logique dans le fait que le corps habite autant un vêtement qu’un intérieur et qu’un meuble habille autant un intérieur qu’un corps. Et elle puise toute sa valeur dans une connivence authentique des styles et dans l’excellence d’une fabrication artisanale "haute facture".

par