
Chronique
Lame sous le velours : le leadership italien sous les projecteurs
Publié le par Eric Briones
Le luxe italien vient de perdre deux de ses plus grands maîtres, Francesco Trapani et Giorgio Armani. Deux figures différentes, deux styles singuliers, mais un même fil rouge : l’art du leadership à l’italienne, ce mélange subtil de grâce et de dureté, cette fameuse lame sous le velours.
Francesco Trapani, l’audace narrative et la vision hôtelière
Trapani, figure légendaire de Bvlgari, restera comme l’homme qui a su faire entrer la maison dans une nouvelle ère. En 2001, il osa l’impensable : commander un roman entier, The Bvlgari Connection, à l’auteure britannique Fay Weldon. Pour 80 000 dollars, Bvlgari signait le premier placement produit littéraire. Critiqué, conspué, mais visionnaire, Trapani transformait le marketing en récit culturel, inventant une voie que beaucoup exploitent aujourd’hui.
Mais son véritable coup de génie fut ailleurs : dans la diversification hôtelière. En lançant les Bvlgari Hotels avec Marriott, il a inscrit l’héritage de la maison dans la durée. Son mot d’esprit résume l’équilibre de ce leadership italien, entre raffinement et pragmatisme : "nous apportions notre design et notre qualité de service, mais si le chef s’enfuyait avec une ballerine, Marriott saurait quoi faire". Derrière la plaisanterie, une stratégie implacable : associer le velours du design italien à la lame de l’opérateur le plus solide du secteur.
Giorgio Armani, l’indépendantiste de l’élégance
Armani, disparu lui aussi, incarne l’autre versant du leadership italien : la rigueur, l’obsession de l’authenticité. Dans la préface qu’il avait rédigée en 2020 pour mon livre Luxe & Résilience, il livrait une critique d’une rare dureté :
"Pour que le secteur du luxe retrouve ses valeurs, et pour aller au-delà du profit pur et dur, il faudra travailler sur la lenteur et l’authenticité, en échappant aux contraintes de la communication comme une fin en soi, à la mystification qui présente comme excellents des produits de peu de valeur, dans des présentations pharaoniques aussi pompeuses qu’inutiles. Or c’est précisément sur la valeur des produits qu’il faut miser : leur qualité, leur durabilité esthétique, leur capacité à transmettre un message sans artifices ni tours de magie."
Ce texte résonne aujourd’hui comme un testament. Armani n’était pas qu’un couturier, il était un indépendantiste farouche. Jusqu’au bout, il a maintenu son groupe hors des conglomérats, au moins pour cinq années encore, avec un pilier de stabilité de plusieurs décennies : sa licence beauté avec L’Oréal. Sa "lame" fut cette exigence intransigeante ; son "velours", cette élégance éternelle capable de séduire le monde entier.
L’indépendance sera-t-elle la norme d’Armani après la disparition de son fondateur ? Rien n’est moins sûr. Selon Reuters, le testament de Giorgio Armani rebat les cartes : il invite ses héritiers à envisager soit la vente de la maison – de préférence à LVMH, L’Oréal ou EssilorLuxottica, soit une introduction en bourse.
Luca De Meo, sauveur italien de Kering et transformateur du luxe ?
Face à ces deux disparitions, un nom émerge sous les projecteurs : Luca De Meo, récemment nommé à la tête de Kering. Son style tranche mais s’inscrit dans la continuité du leadership italien. Sa promesse : réduire la dette, repositionner les marques, rendre au groupe la place qu’il mérite. Son discours est à la fois stratégique et visionnaire : rigueur budgétaire, mais aussi réinjection du rêve, de l’émotion, de la capacité à fédérer les équipes autour d’une vision claire et ambitieuse : transformer le luxe.
Là encore, c’est le geste italien : savoir manier le scalpel sans jamais perdre le sens du spectacle, maintenir l’équilibre entre l’émotion et la rationalité.

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