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Primal fashion : l’ensauvagement de la mode

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Chaque mois, Jean-Baptiste Chiara se glisse dans la peau d’ethnologue de la hype pour décrypter la tendance qui façonne l’inconscient collectif du moment. Aujourd’hui : pourquoi tout le monde parle de vibe, d’aura et se rêve en animal totem ? Spoiler : la mode est en train de redevenir sauvage.

Vibe, aura, energy… Ces nouveaux mots du cool qui inondent les réseaux témoignent d’une culture de plus en plus sensorielle, instinctive, presque animale. Les marques doivent donc parler à nos sens plus qu’à notre raison. Et si l’infrasensoriel était devenu la nouvelle forme de pouvoir ?

"You can feel it, but you can’t see it"

"On peut la sentir, mais pas la voir". C’est ainsi qu’un commentateur mode sur TikTok définit l’aura — ce terme plébiscité par la Gen Z pour décrire un charme magnétique, qu’il s’agisse d’une personne… ou d’une marque. L’aura, c’est ce je-ne-sais-quoi invisible mais palpable, que l’on cultive désormais à coup de aura farming ou aura maxxing.

Même logique avec vibe ou energy, popularisés par des expressions comme main character energy ou vibe check. Une sémantique atmosphérique, presque musicale, qui répond à un besoin de sensations diffuses. Adidas l’a bien compris avec sa gamme de parfums Vibes, où chaque essence porte une émotion : Get Comfy, Chill Zone, Energy Drive

La mode s’en empare aussi. Lors du défilé Printemps-Été 2026 de Sandy Liang à New York, le makeup artist Charlie Riddle disait rechercher une cutie, downtown girl vibe, "une aura cool, un peu défaitiste". Le critique culturel Federico Sargentone expliquait récemment au magazine 032c que, "l’aura est le branding ultime de notre génération", une stratégie qui selon lui "priorise le contexte plus que le contenu", et lui rappelle "les mécaniques de la musique ambiantes des années 90 et 2000, qui manquait de structure et avait une approche fluide de la composition."

A l’ère de la dissonance cognitive accentuée par les réseaux sociaux, la recherche de confort sensoriel se trouve dans quelque chose de presque non-intellectuel, dans le flow qui nous emporte.

Primal fashion & wolf cut

Cette quête de vibe réactive profondément notre flair animal. Résultat : un ensauvagement visible partout dans la mode.

Premier symptôme : le retour de l’indie sleaze, ce style dépravé-chic façon Kate Moss / Cory Kennedy, associé à l’esthétique Hedi Slimane — avec sa coupe signature : la wolf cut.

Chez Ann Demeulemeester (FW 2025), le style se décline en version piraterie mystique : fourrures de chamans, plumes de corbeaux. Chez Prada Homme (FW 2025), la marque assume ouvertement une "exploration des instincts basiques", faite de "réactions non apprises, réponses automatiques".

Même intensité chez Duran Lantink — nouveau directeur artistique de Jean Paul Gaultier — avec sa collection DURANIMAL, shootée dans un zoo : Alex Consani en peau de serpent face à un aquarium, Leon Dame grimé en zèbre devant une cage de primates. Numéro questionne : "Où s’arrête l’humain, où commence l’animal ?".

Et la vague se poursuit en Printemps-Été 2026 : fascination pour les plumes chez Raul Lopez, imprimés félins chez Sergio Hudson, court-métrage Tiger pour les débuts de Demna chez Gucci… Même la fourrure revient, upcyclée chez Gabriela Hearst, pour qui "rien n’est plus sophistiqué — et brut — que la nature elle-même".

Mystic core & animal totem

Dans certains cas, l’humain disparaît carrément des images : dans la dernière campagne Cartier, la star n’est plus un mannequin mais la panthère, animal totem de la maison. Cardi B a fait sensation au défilé Schiaparelli en arrivant avec… un corbeau. Les runways se peuplent de chiens, de rapaces, de créatures hybrides. Chez Collina Strada, une musicienne masquée en cheval — nommée Horsegirl — pose comme si de rien n’était.

Cette montée de l’animalité peut être lue comme une réponse instinctive à la saturation du faux. Dans un monde artificialisé, la vérité se cherche du côté du brut, du rituel, du mystère. Et c’est là qu’on revient à l’aura évoquée plus tôt. Walter Benjamin écrivait dès 1935, dans L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique : "Ce qui se fane à l’ère de la reproduction mécanique, c’est l’aura de l’œuvre d’art."

Paradoxalement, si les réseaux ont tué l’aura par la copie infinie, ils lui redonnent aujourd’hui une seconde vie — comme par réflexe de survie culturelle.

Dans son essai Primal Intelligence, la stratège Zoé Scaman parle d’un besoin croissant de réenchantement :

"Après avoir tout rationalisé, tout mesuré, et pourtant pris des décisions collectives désastreuses, on redécouvre que l’intuition mérite mieux."

Elle décrit une "soif culturelle de mystère, de rituel, d’incarnation". Et cite Loewe, sous Jonathan Anderson, comme exemple d’une maison devenue créatrice de mythologies modernes, mêlant surréalisme, animaux symboliques et imaginaires de contes via sa collaboration avec le Studio Ghibli.

Le totem devient alors outil de branding spirituel. Vogue France en témoigne avec son article "Donne-moi ton signe astro, je te dirai quel animal totem adopter après la Lune de Sang" — assortissant chaque signe astrologique à une bague animalière : zèbre pour Cartier, biche chez Boucheron, bracelet cheval chez Hermès, éléphant chez Aurélie Bidermann.

Même Sotheby’s s’y met, avec un éditorial intitulé "The Primal Appeal of Animal Jewelry".

Bientôt l’ère des fashion chamans ?

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