Chronique

K-Makeup : une industrie devenue virale grâce au soft power coréen

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L'industrie coréenne de la beauté s'est d'abord construite sur une politique industrielle avant de devenir un phénomène culturel. Dès les années 1960, le gouvernement sud-coréen protège son marché intérieur et stimule l'innovation locale. Cette stratégie crée un écosystème complet : formulation, production et packaging intégrés sur le territoire. Les groupes LG Household & Health Care, Kolmar et Cosmax en deviennent les piliers. Le marché est petit, exigeant. La précision est culturelle, la performance un réflexe.

Lors de la crise du FMI en 1997, la Corée dispose déjà d’un écosystème de production complet. Au début des années 2000, la cosmétique coréenne cesse d’imiter et commence à inventer. Textures, légèreté et santé de la peau deviennent des priorités. La BB Cream (Blemish Balm), née en Allemagne à la fin des années 1960, est réinventée à Séoul comme un produit du quotidien qui unifie et répare. Ni fond de teint ni soin, elle combine hydratation, SPF élevé et pigments correcteurs — parfaite pour les climats urbains et humides, adaptés aux conditions asiatiques.

© AmorePacific Cushions

La 2ème vague de la Hallyu

Entre 2003 et 2012, la deuxième vague Hallyu déferle sur l’Asie. Dramas et K-pop diffusent de nouveaux codes esthétiques. En 2008, Amorepacific invente la cushion, boîtier nomade pour BB creams et fonds de teint. Ce format révolutionne le geste et accompagne un teint en mouvement.

À cette époque, l’industrie est prête mais la société ne l’est pas encore totalement. Le pays attire surtout un tourisme asiatique ; les gammes ciblent des carnations claires, la blancheur restant un critère d’aspiration. L’universalisme culturel nécessaire à l’expansion mondiale n’est pas encore atteint.


La 3ème vague : BTS, Blackpink et le basculement global

La troisième vague de la Hallyu — celle de BTS, Blackpink et du cinéma coréen (Parasite) — propulse la Corée dans l’imaginaire mondial. L’esthétique suit. En 2020, la pandémie accélère la mutation : le skincare devient un phénomène global du bien-être.

À travers les séries et les réseaux sociaux, les consommateurs découvrent une cosmétique rituelle. Helen Jo, experte K-Makeup et brand manager, confirme :
"Le véritable changement a commencé pendant l’ère COVID. La routine en plusieurs étapes, autrefois considérée comme typiquement coréenne, est soudainement devenue une forme universelle de self-care."

Le marché K-beauty atteint 10,2 milliards de dollars en 2024, consolidant sa position parmi les trois puissances cosmétiques mondiales. Maîtrisant l’intégralité de la chaîne — de la conception à la mise en vente — l’industrie change d’échelle.

"Le langage des briefs a changé", explique Helen Jo. "Avant, les clients disaient : Nous voulons cibler l’Asie. Maintenant : Nous voulons l’innovation coréenne pour notre lancement global. C’est une mutation fondamentale : d’un attrait régional à une aspiration mondiale."

La fabrication coréenne est reconnue pour son agilité et son efficacité. Depuis 2023, les géants mondiaux benchmarkent sa créativité et son innovation sensorielle.

"Vers 2021, j’ai remarqué que les marques mondiales ne faisaient plus que s’inspirer de la K-beauty : elles cherchaient activement des partenaires coréens pour se développer. La K-beauty n’était plus une tendance, mais une référence industrielle."

Les programmes Fast Track se multiplient : une marque peut lancer un produit en un an en utilisant les formules et emballages coréens tels quels.
"L’un de mes derniers projets avec Sephora Collection en faisait partie", raconte Helen Jo. "Les acteurs mondiaux ne voient plus la Corée comme un simple sourcing, mais comme un moteur créatif."


TIRTIR : la validation inversée

Fondée en 2016, TIRTIR se lance au Japon, marché test le plus exigeant d’Asie. Le Mask Fit Glow Cushion y devient numéro 1 sur Amazon, avec plus de 5 millions d’unités vendues en deux ans. Cette stratégie inversée (Japon → Corée → États-Unis) reflète une confiance absolue dans la performance produit. La marque croît de 3 000 % en 2024, atteignant 21 millions de dollars de ventes.

Quand l’influenceuse MissDarcei dénonce le manque de diversité chromatique ("Call me when you have my shade"), sa vidéo atteint 30 millions de vues. Elle collabore avec la marque, qui développe 43 teintes en six mois.

Cette vélocité impressionne, mais Helen Jo explique :

"Pour beaucoup de marques mondiales, il est presque incroyable que les fabricants coréens puissent lancer un produit en 3 à 4 mois. Ce n’est pas une question de budget : c’est la manière dont l’écosystème fonctionne, interconnecté."

Proximité des acteurs, communication instantanée, tests accélérés et composants éprouvés : tout est pensé pour la vitesse sans compromis.

"Ce n’est pas seulement de la rapidité", insiste-t-elle. "C’est un état d’esprit parfaitement synchronisé avec le cycle de vie des tendances. Aujourd’hui, où les tendances changent tous les quelques mois, la vitesse est une compétence de survie."

© TIRTIR Miss Darcei

La 4ème vague : un nouveau virage

La K-pop est le vecteur le plus puissant de la K-Makeup. Elle diffuse un langage visuel et émotionnel. Felix de Stray Kids pour Hera incarne cette fluidité esthétique devenue accessible. Sa voix devient un outil narratif ; l’ASMR renforce le lien sensoriel.

L’épicentre de ce mouvement est Seongsu-dong : ancien quartier industriel devenu laboratoire de tendances. Pop-ups, marques émergentes, expériences immersives… Le maquillage y devient viral parce qu’il est expérientiel. Les pop-ups servent de laboratoires avant diffusion globale. Ils vendent, testent, produisent du contenu. Chaque visiteur devient relais : le lieu est à la fois scène sociale et canal de distribution.

La 5ème vague : vers un universalisme

Portée par l’expansion de la quatrième vague, la cinquième installe la K-Makeup dans une dimension mondiale. Non plus un marché : une culture universelle. La K-Makeup n’essaie plus de séduire le monde ; elle l’inclut.

Helen Jo observe :
"Pour des marques comme TIRTIR ou Laka, je ne pense pas que la K-Makeup ait encore beaucoup de retard technique. Pigments, textures, performance : nous sommes déjà au niveau du prestige mondial."

L’industrie entre maintenant dans la phase de localisation de l’émotion :

– comprendre non seulement les couleurs,
– mais aussi la façon dont chaque culture porte et perçoit le maquillage.

"Les Européens veulent un rendu naturel à la lumière du jour ; les Américains pensent caméra et éclairage ; au Moyen-Orient, on privilégie couvrance et longue tenue. Les marques coréennes apprennent à s’adapter plus vite que jamais."

Le skincare étant standardisé, le maquillage redevient un espace émotionnel et créatif.
"Le prochain grand mouvement mondial sera le maquillage K-beauty", affirme-t-elle.

La conclusion d’Helen Jo est claire : "une fois l’empathie culturelle et le storytelling universel acquis, la K-Makeup ne sera plus vue comme de la "beauté asiatique". Ce sera simplement de la beauté globale."


L’écosystème coréen est désormais complet : protectionnisme industriel des années 1960, maîtrise des chaînes de valeur après la crise de 1997, intégration culturelle via la Hallyu, viralité orchestrée depuis Seongsu-dong, TikTok et les plateformes globales.

La question n’est plus : "La K-Makeup peut-elle devenir globale ?" Elle l’est déjà.

Hana Tolio, fondatrice de Baekho Beauty et de The Art of Jeong, accompagne le développement stratégique des marques entre l’Europe et l’Asie, en concevant des stratégies sur mesure adaptées aux attentes des consommateurs.


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