
Chronique
Et si le blues des Maisons de luxe tenait à un problème de tempo ?
Publié le par Olivia Dhordain
Il fut un temps où le CEO agençait, selon sa propre mélodie, les rythmes qui composent une Maison de luxe. Le lento de la création et de l’innovation tenait en respect le presto et l’allegro de la communication et du marketing, tandis que l’andante du retail apportait la respiration nécessaire au staccato frénétique du digital. Le CEO mettait en scène ces rythmes pour composer le tableau vivant de sa Maison.
En coulisses, la propriété intellectuelle préservait la mélodie d’un luxe jubilatoire, l’inscrivant dans le temps long. À côté, le CFO comptait. Avec le métronome régulier de l’année fiscale, il garantissait la santé financière de l’entreprise par sa rigueur et sa bonne gestion des ressources.
Mais au fil des ans, le tic-tac, tic-tac du métronome est devenu assourdissant. Il annonce implacablement la clôture des comptes, la fin de l’année fiscale. Chaque année, les bilans sont dressés, les comptes alignés, les balance sheets finalisés. Ce bilan qui offre une image fidèle de l’état de l’entreprise, une image qui rassurera les investisseurs, surtout si elle se traduit par le versement de dividendes plus généreux.
Mais le bilan reflète-t-il vraiment la valeur de l’entreprise ?
Si l’innovation et la création figurent dans le bilan, c’est comme centre de coûts. La valeur apportée par la création ne se mesure pas - elle n’apparaît donc pas. La propriété intellectuelle aussi se réduit à une simple ligne de coûts. Aucune méthode suffisamment objective n’a encore permis de calculer la valeur des intangibles… alors cette valeur "n’existe" pas. Mais une Maison peut-elle exister sans sa marque ?
Propriété intellectuelle, création et innovation suivent leur propre tempo. Renouveler la marque grèvera fortement le budget une fois tous les dix ans. Mais cette dépense apportera une protection pour dix ans : de quoi donner le vertige au gardien de l’année fiscale. Le temps de la propriété intellectuelle peut s’étendre sur plus de cent ans. Les annuités et renouvellements suivent leur propre rythme. Pendant ce temps, la création explore, foisonne, esquisse un "oui"… mais conclut parfois par un "non" ; l’innovation cherche - et parfois ne trouve pas. Le fameux ROI est trop évasif, trop incertain.
Alors le métronome reprend ses droits. À chaque battement, il incarne la voix de la raison : il bat au rythme des catastrophes naturelles, des tensions géopolitiques, des crises économiques, des dépressions, des récessions. Surtout ne pas prendre de risques.
Mais créer, c’est être audacieux ; être audacieux, c’est prendre un risque.
En temps de crise, il ne faut pas s’aventurer trop loin du chemin. Couper les coûts est essentiel. Ne dépenser que si la dépense garantit un retour sur investissement dans l’année. Vendre le produit qui se vend déjà. Et le vendre plus cher. Une stratégie qui a fait ses preuves… mais qui épuise.
Au cours des cinq dernières années, les CFO (Directeurs Financiers) ont pris une importance prépondérante au sein des grandes Maisons de luxe : leurs salaires se rapprochent de plus en plus de ceux des CEOs et, dans certains cas (encore rares), la rémunération du CFO dépasse celle du CEO. De plus en plus, l’expression "financiarisation du luxe" se fait entendre.
Le CEO est encore autorisé à porter une vision à long terme… pourvu qu’elle délivre, dans le même temps, les résultats de fin d’année fiscale, année après année. Le CFO y veille - surtout lorsque son poids devient toujours plus lourd.
Difficile de rêver de mélodies et de symphonies quand la régularité du métronome noie les écarts et ne tolère plus l’improvisation. Chacun se met au pas.
Et le spectateur s’ennuie.
Le luxe a le blues. Rendons-lui son rhythm.

Chronique