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« Le luxe, c’est la qualité dans le temps » Olivier Saguez, Saguez & Partners
Publié le par Alexis de Prévoisin
Dans un monde où le digital a redéfini les usages, le commerce physique n’a plus rien d’une évidence. Pourtant, il continue de fasciner, de rassembler, de se réinventer. Olivier Saguez, fondateur de l’agence Saguez & Partners, pionnier du design global, nous ouvre les portes de sa vision d’un lieu qui respire, d’un espace qui raconte, d’une émotion qui s’orchestre.
Designer des lieux de vie contemporains, il pense tout à la fois les boutiques, les hôtels, les bureaux, les gares, les centres commerciaux ou les marchés, avec la même attention portée aux gestes, aux parcours, aux usages. Car pour lui, tous les lieux sont liés : on travaille comme on vit, on consomme comme on voyage, on attend comme on habite. C’est cette transversalité qui guide ses créations, entre fonction et émotion, entre ancrage local et désir de mouvement.
Rencontre avec un homme qui ne fait pas du design une décoration, mais une conversation, une forme d’hospitalité pensée pour les autres. Olivier nous reçoit dans son appartement parisien, chaleureux et habité, prolongement naturel de ses valeurs : élégance simple, art de vivre, souci du détail et sens de l’autre. Un cadre parfait pour évoquer l’avenir du magasin, les attentes nouvelles des clients, et le rôle essentiel du design dans notre quotidien.
Alexis de Prévoisin
Olivier, votre parcours commence dans une famille profondément liée au commerce. En quoi cela a-t-il influencé votre regard de designer ?
Olivier Saguez
Mon grand-père tenait une sorte de Fauchon provincial à Amiens, et mon père dirigeait les Coopérateurs de France, une coopérative de consommateurs avec une vraie culture de l’accueil et du service. J’ai travaillé adolescent dans le magasin familial, à 14 ans. On m’y a appris que le commerce, c’est d’abord du contact humain, du soin dans l’accueil, un respect du client, et bien sûr la qualité du produit. Le design que je défends aujourd’hui vient aussi de là : créer des lieux de qualité où le client se sent reconnu, écouté, et donc satisfait.
Car un client satisfait, c’est un client qui revient, et cela coûte moins cher que d’aller sans cesse chercher de nouveaux clients.
Alexis de Prévoisin
Vous êtes ensuite passé par l’école Boulle, puis l’agence internationale Raymond Loewy. Qu’avez-vous appris de ces expériences ?
Olivier Saguez
Loewy, c’était la vision totale du design : du design global de Shell au design du Concorde, en passant par les Hilton. Une intelligence de la cohérence. Chez Philippe Michel, grand publicitaire, nous avons cofondé une agence qui s’appelait Proximité. Il disait : "Toi, tu fais la proximité, moi je rends ton travail public dans la cité." Il m’a appris à travailler pour des Marques avec un grand M, c’est-à-dire des marques qui marquent, qui sont dans la singularité. C’était une belle complémentarité.
Et en 1998, j’ai lancé Saguez & Partners pour aller au bout de cette idée : faire un design global, utile, et bien sûr au service des marques, enraciné dans la réalité, notamment dans les nouveaux usages.
En fait, j’ai plus souvent travaillé avec des personnalités qu’avec des entreprises. Je conseille même aux jeunes de travailler avec — et pour — ceux qu’ils admirent.
Alexis de Prévoisin
Le nom de votre agence porte ce "& Partners". Un choix fort ?
Olivier Saguez
Oui. Au départ, je devais m’associer avec un cabinet de design anglo-américain. Ça ne s’est pas fait, mais j’ai gardé le "& Partners", parce que je crois profondément au travail collectif. Le design n’est pas une œuvre d’auteur, c’est une œuvre partagée. Les marques, les clients, les designers, les artisans, les usagers sont tous partenaires. J’ai toujours défendu cette logique d’équipe, de compagnonnage.
Alexis de Prévoisin
Vous parlez souvent du triptyque : le beau, l’utile, la vérité. Ce sont les piliers de votre vision ?
Olivier Saguez
Absolument. Longtemps, j’ai pensé que je faisais ce métier pour le beau. Mais quand on crée un lieu, c’est l’utile qui prime. Un bon design, c’est celui qui rend service. Et puis, la vérité : pas de faux-semblant, pas d’artifice. Un lieu doit dire ce qu’il est, en quoi il est utile, lisible. Cette philosophie me vient d’un vieux livre Gallimard, Le Beau dans l’Utile, qui racontait les Expositions universelles. Il m’a marqué.
Aujourd’hui, ce triptyque est notre boussole à l’agence, et j’en ai fait cette fresque personnelle de nos "markers" avec les équipes, qui me rappellent à l’ordre dans tous mes projets — comme le compas et la quille d’un bateau qui permettent de naviguer.

Alexis de Prévoisin
Et pour vous, le luxe, quel est-il aujourd’hui ?
Olivier Saguez
Le luxe, c’est la qualité dans le temps. La qualité, c’est le beau, mais dans la durée. Pas dans l’apparence, mais dans la tenue.
Pour les lieux, le luxe, c’est d’abord l’espace, les volumes, la qualité de la lumière — notamment la lumière naturelle — les expositions du soleil, le rapport dedans-dehors, les vues, le silence d’un lieu, l’isolation thermique, la qualité des matériaux bien sûr.
Et puis enfin : un plan. Tout commence par la qualité d’un plan, les circulations, mais aussi la façon d’occuper l’espace pour les usages. C’est aussi un agencement fluide, une expérience qui laisse une trace. Et surtout, un service humain. Le luxe, c’est le soin, la considération.
Il y a une vérité dans le luxe bien fait : c’est celui qu’on ne remarque pas immédiatement, mais qui reste en mémoire.
Enfin, le luxe, ce sont les détails, "le luxe des détails" qui font que la vie est belle à vivre ici. Le dieu des architectes designers n’est-il pas dans les détails ?
Alexis de Prévoisin
Vous avez été l’un des premiers à parler d’expérience client, quand aujourd’hui c’est le nouveau marketing. Pouvez-vous partager quelques souvenirs marquants ?
Olivier Saguez
Oui, l’agence s’est attachée à l’expérience dès le début. L’expérience est d’abord rationnelle — dans les bons usages : utile, pratique. Puis elle se doit d’être émotionnelle : c’est la force du lieu physique par rapport au commerce digital. Du sur-mesure émotionnel, mais avec beaucoup de rigueur dans les codes.
Je vous partage quelques expériences qui me reviennent en mémoire. À Amsterdam, j’ai vu un magasin où les clients étaient accueillis dans des canapés… avec des chats — pour les souris ? Une vraie atmosphère de chez soi se dégageait. Car c’est bien connu : là où il y a des chats, les maisons sont forcément agréables à vivre. Une ambiance de salon, inattendue.
À New York, chez Crate & Barrel, dans un flagship, les clients fidèles — plutôt âgés — recrutés comme conseillers ponctuels venaient accueillir les nouveaux le jour de l’inauguration. Comme s’ils les invitaient à faire partie de la communauté. Ce sont des attentions, des petits gestes, mais ils créent de la mémoire, de l’attachement. Cette attention, dans un check-in d’hôtel, de vous tendre une serviette si vous arrivez sous une averse ! L’expérience client, ce n’est pas du décor : c’est de l’émotion, voire de l’inattendu.
Comme le dit mon ami Thierry Teissier, fondateur de 700 000 heures : "le plaisir de la surprise, le souci du bel instant, le goût de la générosité et de la rencontre".
Alexis de Prévoisin
Et aujourd’hui, avec le digital, le rôle du magasin change ?
Olivier Saguez
C’est la grande question. En 2025, se déplacer pour acheter n’est plus une nécessité. Alors, à quoi sert le magasin ? Il faut comprendre l’évolution.
Dans les années 70, l’hypermarché a tout bouleversé. Puis sont venus les spécialistes : la Fnac a démocratisé l’accès à la culture, Sephora à la beauté, IKEA à la maison, Zara à la mode, Boulanger à l’électroménager. Tout est devenu libre-service, y compris pour partie le luxe. Le personnel s’est effacé.
Mais maintenant, on revient au savoir, à la relation, à l’envie de comprendre ce qu’on achète, d’être écouté. On veut échanger, découvrir, savoir, discuter, comprendre le pourquoi d’une sélection, partager la passion du découvreur ou du connaisseur.
Alexis de Prévoisin
Le design devient bavard ?
Olivier Saguez
Oui, parce que les consommateurs veulent du sens. Le design raconte, il explique. On voit des commerces alimentaires qui font de l’expérience leur atout numéro un. Ce sont souvent de jeunes artisans : fromagers, boulangers, cavistes… Ils mettent en avant la traçabilité, les terroirs, le faire-savoir. Le lieu devient conversation. Le merchandising, qui était l’apanage de la mode, est maintenant dans les épiceries, les boulangeries. C’est un luxe du quotidien.
Alexis de Prévoisin
Le sélectionneur, le créateur devient la marque ?
Olivier Saguez
Exactement. Ce n’est plus la marque sur l’étiquette qui compte, c’est celui ou celle qui a choisi le produit. Dans les magasins les plus réussis, on voit cette nouvelle figure du "curateur de luxe", comme un curateur d’art : il sait, il choisit, il raconte. Il devient la marque à lui seul.
Cela suppose un nouveau design : un design qui engage, qui dialogue, qui prend la parole.
Alexis de Prévoisin
Quelles sont les attentes des consommateurs aujourd’hui ?
Olivier Saguez
Elles sont multiples mais cohérentes : de la relation, du plaisir, de la santé, un ancrage local, de la vérité. Et en même temps, une exigence sur le pouvoir d’achat.
Il faut donc concilier le beau, le juste, le bien et l’accessible. Ce n’est pas simple. Mais c’est le défi des designers aujourd’hui.
Alexis de Prévoisin
Vous transmettez aujourd’hui votre agence à la nouvelle génération. Comment vivez-vous cette transition ?
Olivier Saguez
Très bien. J’ai toujours eu envie de transmettre dès le premier jour. Transmettre mes expériences, mes réussites, et les leçons de mes échecs aussi. J’essaie de n’être présent que quelques jours par mois dans notre agence, car je veux responsabiliser mes associés comme nos collaborateurs. Mais je reste très présent dans les choix fondamentaux.
Ce que je souhaite, c’est que l’esprit reste. Ce n’est pas un style : c’est une méthode, une culture. J’appelle ça une manufacture du détail. On apprend en faisant, en observant, en écoutant.
On a aussi construit un lieu : la Manufacture Design à Saint-Ouen, pensée comme un écosystème. C’est une école, un studio, un labo, un lieu de vie.
Et la feuille de route de la nouvelle direction générale (quatre associés dont mon fils Thibault, que j’ai choisis et formés) est simple : la continuité, avec une dimension plus internationale, un élargissement à la premiumisation et à l’intégration de l’exécution totale.
Alexis de Prévoisin
L’avenir de l’agence passe donc bien à l’international ?
Olivier Saguez
C’est indispensable. Avant le Covid, nous réalisions près de 30 % de notre activité hors de France. Nous avions ouvert une agence au Brésil — ce n’était pas une réussite financière, mais une vraie aventure humaine, et quelques très beaux projets comme l’aéroport de São Paulo.
Au début de cette année, nous venons de racheter une très belle agence new-yorkaise, Dash, spécialisée dans le premium de l’hôtellerie. Désormais, Saguez & Dash est codirigée par un de nos quatre associés, Boris Gentine, et le fondateur David Ashen.
J’aime l’idée qu’un jour, Saguez & Partners existe sans moi, comme les belles maisons de qualité : Hermès, Frey, Fragonard.
Alexis de Prévoisin
Enfin, si vous ne deviez garder que trois choses de votre métier pour les "futurs designers" ?
Olivier Saguez
Par le travail du design global, je vois trois piliers.
Créer un ailleurs : un lieu qui dépayse, qui transporte.
Penser les usages : tout commence par l’usage.
Et enfin, dessiner des moments de vie.
C’est ça, au fond, notre mission.
Alexis de Prévoisin
Une dernière citation que j’aimerais que vous commentiez en conclusion de cet entretien : "Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté", disait Baudelaire. Vous êtes encore cet enfant ?
Olivier Saguez
Je le crois, oui. J’étais un enfant rêveur, dyslexique, souvent la tête dans les nuages. Et finalement, c’est ça qui m’a permis de voir autrement. De ressentir les choses. Je pense que les artistes, les enfants, les anciens ont un regard plus libre. Et c’est ce regard-là que je veux continuer à cultiver. Le design, c’est avant tout une affaire d’émerveillement.
Alexis de Prévoisin — Directeur commercial Patrice Besse, Board Executive et auteur-conférencier de "Retail Émotions" & "Store Impact", chroniqueur Lifestyle luxe pour le Journal depuis la Suisse

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