
Chronique
Leica, 100 ans d’une révolution de l’image
Publié le par Alexis de Prévoisin
Quel est le point commun entre un boxeur devenu icône mondiale figé au sommet de sa gloire, un peintre suspendu à la Tour Eiffel, une jeune fille offrant une fleur face aux baïonnettes, le regard d’un révolutionnaire cubain ou encore un soldat happé par la houle normande ? Un appareil photo Leica et cette capacité unique à saisir l’Histoire au moment précis où elle devient éternelle.
Avec Mohamed Ali photographié par Thomas Hoepker, avec la poésie suspendue de Marc Riboud, Leica n’a pas seulement capturé des images : il a sculpté des fragments de mémoire universelle.
1925 – 2025, Leica fête cette année un centenaire qui dépasse largement l’histoire d’un simple appareil photo. Avec la commercialisation du Leica I, premier boîtier 24 x 36 mm au monde, la maison allemande a profondément transformé la relation entre le photographe et le réel. La photographie sort alors de la contrainte technique, s’allège, devient mobile. Un changement de paradigme. Le photographe peut entrer dans la rue, dans le mouvement, dans la vie. Le photojournalisme moderne vient de naître.

Jusqu’alors, photographier supposait le temps de la pose, de la préparation, de l’installation. Leica introduit l’instant, l’imprévu, le vivant. Le succès du Leica I repose sur une équation simple et toujours d’actualité : compacité, fiabilité mécanique et excellence optique. Ce triptyque séduira très vite les reporters, les artistes, les intellectuels et, plus largement, tous ceux pour qui l’image devient une écriture.
L’histoire de Leica se confond naturellement avec celle des grands regards du XXe siècle. Henri Cartier-Bresson impose l’instant décisif, Gisèle Freund fixe la mémoire des écrivains, William Klein explose les cadres, Sebastião Salgado raconte l’humanité dans sa dimension la plus grande comme la plus fragile, Paolo Roversi dessine la lumière des corps, Nan Goldin montre l’intime sans détour, Sabine Weiss, Jeanloup Sieff, Franck Horvat, William Eggleston, Helen Levitt changent à leur tour notre façon de voir. Leica devient l’outil commun de générations de photographes qui écrivent l’Histoire en images.
Au fil du temps, l’appareil a quitté le seul cercle des professionnels pour entrer dans d’autres univers culturels. Musiciens, acteurs et artistes s’en sont emparés : Bryan Adams, Lenny Kravitz, Yul Brynner, Jessica Lange. Leica n’est alors plus seulement un outil de prise de vue, mais un objet de culture, presque un manifeste esthétique. Après avoir saisi les grandes secousses de l’Histoire, le Leica devient aussi, aujourd’hui, un appareil pour tous : dans les mains d’amateurs en masterclass de professionnels, mais aussi comme outil de travail pour des créateurs tels qu’Ewan Lebourdais, peintre officiel de la Marine, qui l’utilise au service de la maritimité, ou encore comme l’accessoire discret de certains artistes peintres, à l’image de Marie Détrée, non pour voler l’instant, mais pour nourrir le geste, la lumière et la mémoire de l’atelier.
Au cœur de cette trajectoire, la gamme Leica M s’impose comme une icône absolue. Télémétrique, volontairement dépouillée, elle impose un rapport exigeant à l’image. Peu d’automatismes, presque aucune concession au spectaculaire. Tout repose sur l’œil, le geste, l’intention. À l’heure où la technologie tend à tout simplifier, Leica choisit la complexité noble, celle qui oblige à regarder avant de déclencher — un luxe rarissime, en parfaite résonance avec l’exigence des artistes et des amateurs.
Cette exigence se prolonge dans la fabrication. Les appareils continuent d’être assemblés en Allemagne, dans la manufacture de Wetzlar, selon une logique industrielle qui relève du luxe au sens classique du terme : précision, durabilité, transmission. Un Leica est conçu pour durer, se réparer, se transmettre. À rebours d’une industrie dominée par l’obsolescence rapide, la marque revendique le temps long comme valeur cardinale.

En 2026, la photographie fêtera ses 200 ans. Leica en aura accompagné la moitié la plus décisive, celle du reportage, du mouvement, de la rue, de la modernité visuelle. Peu de maisons peuvent se prévaloir d’avoir autant façonné l’imaginaire collectif mondial. Leica ne s’est pas contentée de documenter l’Histoire : elle a contribué à en écrire la grammaire visuelle.
Aujourd’hui, alors que chacun possède un appareil photo dans sa poche (plutôt sur smartphone), Leica conserve un statut singulier. On n’achète pas un Leica par nécessité mais par choix. Pour le plaisir du geste, pour la précision optique, pour ce rapport direct, presque physique, à l’image. Il est devenu l’appareil des grands amateurs, au sens le plus noble du terme : ceux qui prennent le temps de regarder avant de photographier. Sans doute parce qu’il est l’appareil le plus proche de la vision de notre œil aussi, le Leica impose ce cadrage si juste, cette manière unique de cueillir la lumière et, avec elle, les émotions à l’état pur.
Célébrer les 100 ans de Leica en 2025, ce n’est donc pas seulement saluer un anniversaire industriel. C’est interroger notre rapport contemporain aux images, au temps, à la fabrication, au regard lui-même. Dans un monde saturé de visuels instantanés, Leica continue de défendre une idée simple, presque fondamentale : voir reste un acte. Et cet acte mérite toujours, cent ans plus tard, la plus grande exigence.

Alexis de Prévoisin — Directeur commercial Patrice Besse, Board Executive et auteur-conférencier de "Retail Émotions & Store Impact", chroniqueur Lifestyle luxe.

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