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« Le luxe, c’est une émotion qui n’est ni rationnelle ni fonctionnelle » Antoine Pin, Tag Heuer
Publié le par Alexis de Prévoisin
"Designed to win", et historiquement "Don’t crack under pressure" ou "Swiss Avant-Garde Since 1860", ne sont pas que des slogans : ils expriment la colonne vertébrale des valeurs de TAG Heuer.
Le ton de notre entretien exclusif avec Antoine Pin est donné comme un départ de course. Il est 8 heures, un matin parisien de juin, entre deux Grands Prix, au cœur de la saison de F1. Antoine nous reçoit dans les bureaux de TAG Heuer, véritables cabinets de curiosités – ou plutôt d’adrénaline – horlogères. Face à nous, une Monaco originelle de 1969, une TAG SEL vintage et le casque mythique d’Ayrton Senna veillent comme des totems silencieux de la légende maison. C’est ici qu’Antoine Pin nous accueille. Breton d’origine, passionné de sports mécaniques, "le grondement d’un V10 mesure le temps mieux qu’un diapason", glisse-t-il, il reprend en 2024 les rênes de TAG Heuer, trente ans après y avoir fait ses débuts. Un retour aussi stratégique que symbolique.
Pendant près d’une heure, le CEO déroule sa vision : raviver l’esprit avant-gardiste, réancrer la Formule 1, réinventer l’expérience client, faire de chaque vendeur un acteur… et surtout, faire de la performance une émotion.
Alexis de Prevoisin
Quelle a été votre vision après ces fameux 100 jours et avant la première année comme dirigeant ?
Antoine Pin
Le bilan des 100 jours est un révélateur : il ne s’agit pas seulement d’un temps d’observation, mais d’un moment stratégique où se cristallisent les premières intuitions, les premières décisions, les premiers arbitrages. C’est un déclencheur. À partir de là, on affine, on rectifie et, surtout, on bâtit.
J’ai passé beaucoup de temps avec les équipes, les partenaires, les détaillants… pour ressentir la marque au quotidien. L’objectif était clair : comprendre le réel avant de proposer une vision. Et faire émerger, au-delà des chiffres et des process, la vérité opérationnelle.
Alexis de Prevoisin
Vous parlez d’"essence" ou d’essentiel de marque ; pourquoi revenir à la plateforme de marque à votre prise de fonction ?
Antoine Pin
Après l’effet post-COVID de rattrapage de consommation de luxe, revenir à la raison d’être est un besoin vital dans les marques, pas un exercice cosmétique. C’est une forme de recentrage.
TAG Heuer a connu plusieurs cycles : une phase patrimoniale ancrée dans l’histoire et ses fondateurs, une phase entrepreneuriale portée par des figures fortes comme la famille Ojeh, puis une phase plus institutionnelle que porte le groupe LVMH. Ce que nous avons cherché à faire, c’est extraire une vérité commune à ces cycles — la colonne vertébrale qui irrigue tout.
Cette "substantification" permet de réconcilier l’interne et l’externe, l’héritage et l’ambition, les valeurs comme piliers de la marque.

Alexis de Prevoisin
Quels sont les trois piliers ou valeurs que vous avez identifiés dans cette quête ?
Antoine Pin
Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai voulu donner un cap clair, fédérateur. Une feuille de route lisible que j’ai partagée aussi bien avec nos équipes qu’avec l’ensemble de nos partenaires dans le monde. Ce socle s’est construit de manière collaborative, en écoutant les hommes et les femmes qui font la marque au quotidien.
Le premier pilier, c’est la chronographie, ou plus largement, la maîtrise du temps. C’est notre ADN profond. Depuis 1860, TAG Heuer est une Maison qui ne mesure pas seulement les secondes, mais célèbre la précision – nous sommes l’inventeur du centième et du millième de seconde –, la rigueur, l’histoire du temps qui file et qu’il faut savoir saisir.
Le second, c’est ce que j’appelle le dépassement humain. C’est notre tension intérieure, cette envie de franchir les lignes, d’aller plus loin, plus vite, avec une exigence qui n’est pas que mécanique, mais existentielle. Le fameux "Don’t crack under pressure" n’est pas un slogan, c’est une boussole. Une manière d’être, de se tenir debout, pour nous comme pour celles et ceux qui portent nos montres.
Enfin, le troisième pilier, c’est la technologie d’avant-garde. Être à la pointe, oui, mais avec du sens. Innover pour précéder, pas seulement pour suivre. TAG Heuer ne peut pas être statique : nous devons être là où le progrès fabrique du désir, là où la rupture devient inspiration. En clair : tradition, transcendance et tension vers demain.
Alexis de Prevoisin
Comment faites-vous vivre ces valeurs commercialement ?
Antoine Pin
D’abord, pour en arriver là, nous avons lancé un pitch interne, et 80 % des équipes ont donné des réponses convergentes. Cela montre qu’il y avait déjà une intuition collective, une cohérence sous-jacente. Mais notre travail, ce n’est pas la répétition de slogans, c’est la transformation de cette cohérence en convictions partagées sur le terrain pour nos clients, nos fans. Je crois en la culture de la conviction. Former, oui — mais surtout incarner.
Comme le disait Lars Olofsson chez Carrefour, et j’emprunte au retail plus concurrentiel cette vision opérationnelle : "Les vendeurs seront des acteurs demain". Pas des répétiteurs de scripts, mais des interprètes qui ressentent ce qu’ils transmettent : l’ADN d’une marque. Ce sont des équipes convaincues qui sont convaincantes.
Alexis de Prevoisin
Quelle est votre définition personnelle du luxe ?
Antoine Pin
Le luxe, ce n’est ni l’utilité ni la rationalité. C’est l’émotion et la désirabilité permanentes. C’est ce moment fugace, presque irrationnel, où l’on sent que quelque chose nous touche. L’objet devient un réceptacle de sens, un vecteur de mémoire, une projection personnelle.
On ne vend pas un produit, on propose une résonance. L’étymologie de "désirable" vient de desiderare, "regretter l’absence de l’étoile", comme un manque à combler, une quête sensible.
Alexis de Prevoisin
Pourquoi ce focus sur la Formula One, votre modèle d’entrée de gamme ? Est-ce une stratégie assumée pour séduire la Gen Z avec un produit repensé, plus offensif commercialement, dans un contexte où le pouvoir d’achat entre en tension avec la désirabilité ?
Antoine Pin
Parce qu’elle est à la fois, certes, l’entrée de nos collections et leur synthèse. La Formula One est notre produit abordable, identifiable, désirable – d’ailleurs, une partie de cette collection est aussi proposée en édition limitée. Elle attire des clients jeunes, connectés, souvent primo-accédants au luxe. Mais elle parle aussi à tous les fans de la marque. Surtout, elle n’est pas déconnectée de l’exigence TAG Heuer.

On peut passer d’une Formula One à 1 850 € à une Monaco en céramique à 150 000 € sans rupture de langage. Le lien, c’est la valeur de marque. Et la valeur précède le prix.
Il n’y a pas de fracture générationnelle chez nos clients, pas d’opposition entre un client plus classique et un client plus jeune. Tous sont en quête de sens, de clarté, d’émotion. Ce n’est pas l’âge qui définit la relation au luxe, mais la posture. Certains jeunes veulent un produit statutaire, d’autres, plus mûrs, cherchent l’audace. Le défi est de leur offrir une même profondeur de marque, avec des portes d’entrée multiples.
Alexis de Prevoisin
Distribution et expérience client, la clé c’est l’exécution ?
Antoine Pin
Un PowerPoint ne vaut rien si le message n’est pas transmis, compris et incarné, à Colmar chez notre détaillant Rödel Sperger, chez Watatime à Kuala Lumpur, chez Olivella à Buenos Aires, et bien sûr dans nos flagships. Le dernier kilomètre est stratégique, le dernier geste le plus important.
La distribution est le théâtre de la marque. Il faut que nos partenaires soient formés, alignés, engagés. D’où notre obsession pour la clarté du message et la qualité de l’exécution. C’est dans ce duo que naît l’expérience client. Nous parcourons le monde pour enrichir le discours de marque, à travers du contenu, des événements… et la F1, chaque week-end, nous y aide aussi.
Alexis de Prevoisin
L’expérience client se joue désormais sur quatre cadrans : esthétique, pédagogie, entertainment, immersion. Comment activez-vous les deux derniers, les plus difficiles à jouer ou au contraire l’apanage d’une vraie marque de luxe ?
Antoine Pin
Par l’action. Il ne suffit pas d’être bienveillant avec nos clients, il faut être bienfaisant, bien faire sur ces quatre axes de l’expérience. Lors du salon Watches & Wonders, nous avons organisé une immersion F1 avec cockpit, bruitages et chronos, avec cette dimension entertainment et d’immersion. Le stand a tellement séduit les visiteurs qu’une réflexion est en cours pour, peut-être, prolonger ce concept dans un espace physique, une forme d’atelier garage ou de lieu immersif.
En Norvège, nous avons créé une expérience de conduite sur glace avec Porsche. À Monaco, c’était le Grand Prix, mais aussi un dîner avec Philippe Etchebest autour du thème du dépassement. Ces expériences ne sont pas des gadgets : elles donnent du corps à notre promesse de marque.
Alexis de Prevoisin
TAG Heuer appartient à la galaxie suisse LVMH Watch, le pôle horloger du groupe, avec la particularité d’être helvète dans un groupe français ?
Antoine Pin
Il y a de la place pour chacune des marques de la division horlogère, installée en Suisse. Chaque Maison a sa personnalité, son tempo, son histoire et son territoire. Et nous avons créé des "moments communs" de présentation de collection ensemble dans le monde, comme des défilés de mode horloger. TAG Heuer est la marque du dépassement, de l’avant-garde sportive, de l’émotion ancrée dans la performance. Nous avons plus de 300 boutiques en propre et près de 2 000 points de vente à travers le monde.
Nous restons la locomotive du groupe, et cela nous oblige à être exemplaires dans tous les compartiments du jeu. Et oui, nous travaillons de concert avec les autres marques, ce qui est effectivement une particularité dans le groupe ! C’est notre Swiss touch.
Alexis de Prevoisin
"Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté" (Baudelaire). Que vous inspire cette citation dans votre trajectoire professionnelle horlogère ?
Antoine Pin
C’est la quintessence de l’esprit humain. Notre capacité à créer, à surprendre, à nous réinventer. Rester émerveillé ! On croit parfois avoir tout vu, et puis un collaborateur, un client, un sportif vient vous bousculer. Ce sont ces moments que je cherche, avec nos équipes de la manufacture chez TAG Heuer.
Il faut cultiver l’émerveillement comme une discipline intérieure. Refuser de devenir blasé. Et se remettre, chaque fois, dans la posture du créateur, de celui qui questionne, explore... comme un enfant, ou un adulte avec un cœur d’enfant.
Interview réalisée par Alexis et Dune de Prevoisin.
Consultant pour le Realty, le Retail et l’horlogerie, Alexis de Prevoisin accompagne les marques de luxe dans leur stratégie client, leur développement, la formation. Auteur-conférencier de "Store Impact" (Dunod) et "Retail Émotions", il est correspondant horloger et expert expérience client pour le Journal du Luxe.

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