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Chronique

Le luxe, chef de file de l'intelligence artisanale

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Une étude menée en septembre 2025¹ révèle le poids de la motivation culturelle dans l’achat de biens de luxe : 88 % des acheteurs français affirment ainsi préférer une marque qui valorise l'artisanat d'excellence et les métiers d’art (87 % pour le client chinois et 82 % pour l’américain).

Après deux décennies de folle expansion d’un secteur souvent dopé par la finance, on reprend conscience que le luxe puise toute sa véracité dans la concentration d’un atelier et la lenteur du geste précis dont la transmission est fondamentale.

Ce regain d’attention pour cette part essentielle du luxe est rassurant et, en l’analysant de plus près, amène à se demander si le luxe ne pourrait pas entraîner — et contre toute attente — un renouveau sociétal.

L’artisanat d’excellence, cœur battant du luxe

Le franc succès de l’opération Les Deux Mains du Luxe, organisée début octobre dernier par le Comité Colbert — qui a accueilli 30 000 visiteurs en 4 jours, enfants et parents, collégiens en phase d’orientation et simples curieux — démontre un intérêt marqué du public pour les métiers d’art que les maisons du luxe se plaisent à dévoiler de plus en plus.

©e. demarly

Du stade artisanal pour des séries limitées et des créations sur-mesure — où l’on recourt aussi parfois à des artisans indépendants — à une échelle plus industrielle de production en volume, l’artisanat d’excellence est le cœur battant du luxe.

Il est non seulement garant de la qualité du bien, mais aussi de sa valeur éthique.

En effet si l’artisanat est plébiscité comme un gage de qualité, il est intéressant de noter que la jeune génération s’attache non seulement au savoir-faire, mais aussi à la dimension éco-responsable des marques : 83 % déclarent ainsi qu’en matière de luxe ils "privilégient les produits écologiques et responsables" (74 % des jeunes Français, 81 % des jeunes Américains et 95 % des jeunes Chinois)².

Opérant la métamorphose de matières naturelles, issues de filières préservées ou éco-conçues, l’artisanat d’art porte en outre, à travers ses savoir-faire, des valeurs et des qualités exemplaires pour le bien commun (humilité, exigence, inventivité, effort, persévérance…).

Une transmission d’intérêt général

Pourtant ces savoir-faire sont menacés d’extinction…

Avec cinquante mille emplois à pourvoir, il y a urgence à les transmettre ! Et avant tout, à changer les mentalités.

Les métiers manuels et artisanaux en France ont en effet été trop longtemps boudés au profit des filières du tertiaire. On a cru bon d’élever une génération intellectuelle en oubliant qu’en France, l’esprit se nourrit aussi d’un génie manuel séculaire.

Non seulement ces métiers manuels pâtissent encore d’une image dévalorisée, mais le cursus professionnel n’est de surcroît plus envisagé aujourd’hui sur le long terme par des jeunes qui s’imaginent exercer plusieurs métiers plutôt que suivre un long apprentissage et prolonger une carrière dans une seule et même maison.

Quant à ceux qui empruntent cette voie, ils sont parfois désappointés par certaines écoles spécialisées qui diminuent dangereusement les heures d’atelier, là où se forge pourtant l’expertise artisanale, au nom de l’épanouissement individuel et de l’identité artistique…

Conscient du péril qui le guette, le secteur du luxe cherche à anticiper la pénurie annoncée de main-d’œuvre en développant activement la transmission par la formation en interne de ces trésors de savoir-faire, devenus aussi précieux que les biens qu’ils permettent de fabriquer.

On assiste donc depuis quelques années à des opérations de recrutement stratégiques qui servent à la fois les intérêts des maisons et une cause d’intérêt général.

Les Deux Mains du Luxe regroupant des adhérents du Comité Colbert, You and Me Tour de LVMH, Manufacto de la maison Hermès, Mains d’avenir de Chanel, De mains en mains de Van Cleef & Arpels… autant d’opérations de séduction qui font la démonstration de savoir-faire artisanaux variés dans des forums élégamment scénographiés. Ce que l’école de la République ne fait plus, les grandes maisons de luxe s’y attellent : réenchanter le savoir-faire manuel et proposer aux jeunes des voies d’avenir inspirantes.

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L’artisanat d’art, vertu cardinale du luxe

Brunello Cucinelli, le "prince" italien du cachemire, a été pionnier dans cette revalorisation de l’artisanat et la mise en œuvre de ce qu’il présente comme "un travail humaniste" :

"L’artisanat est, bien plus que tout, honorable : quel plus grand don à la cité, au bien commun, que d’initier la jeunesse et l’éduquer en la rapprochant des valeurs de l’artisanat ? Le plus haut des arts est celui où la main, l’esprit et le cœur s’accordent. N’est-ce pas là le sens même de l’artisanat ? Ce dernier est, à mes yeux, la plus noble forme de travail humaniste, parce qu’on l’apprend en le pratiquant, parce qu’il est perceptible physiquement, parce qu’il est l’expression du génie et parce qu’il respecte les rythmes naturels, alternant l’effort et le repos."

François-Henry Bennahmias, l’ex-patron visionnaire d’Audemars Piguet, lui a également emboîté le pas en annonçant en septembre dernier la création de The Honourable Merchants Group (THMG), un consortium d’entreprises haut de gamme porté par des valeurs philosophiques et sociétales.

"Mon but est de changer le monde du luxe à mon niveau. J’ai gagné mes médailles, j’ai remporté des victoires, moi qui suis un énorme compétiteur. Ce que je dois faire aujourd’hui, c’est redonner, réfléchir à une autre façon de faire des affaires, coacher et transmettre. […] La croissance éternelle, cela ne marche pas. La planète vit sur le “toujours plus” depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais depuis vingt ans, cette mentalité commence à faire des dégâts. Il faut se concentrer sur le mieux, qui n’est pas l’ennemi du chiffre d’affaires ou de la rentabilité. Les dégâts ne sont pas seulement environnementaux et sociaux, ils sont aussi humains. On arrive à la limite du système dans mon monde qui est celui du luxe."³

Dans un autre registre, c’est aussi la théorie du sociologue américain Richard Sennett, énoncée dans Ce que sait la main, le premier volet de sa trilogie consacrée à la culture matérielle, et plus précisément à l’homo faber.

Selon lui ce n’est pas la spiritualité qui nous permettra de préserver notre modèle démocratique, mais bien une nouvelle approche de la matérialité qui se loge dans notre travail quotidien : "la recherche du travail bien fait [par la répétition et l’application dans le geste, ndlr], propre aux artisans, constitue une force morale" […] le modèle artisanal a "un rôle fondamental dans la société et la démocratie" […] "revaloriser l’artisanat revient à renforcer la démocratie."

À contrepied de l’intelligence artificielle qui menace l’emploi, l’intelligence artisanale promet de reprendre la main sur notre futur et incarne un remède à la morosité d’une époque en mal de sens.

Avec l’artisanat d’art comme vertu cardinale, le luxe a le pouvoir de faire rayonner le beau qui fait du bien.


¹ Étude Ipsos-BVA, septembre 2025.
² "Transmettre le luxe aux jeunes, hier, aujourd’hui, demain (panel France, États-Unis, Chine)", étude Le Figaro, Sociovision et Brain Value pour le Comité Colbert et Media Figaro, juin 2024.
³ Article de Judikaël Hirel, Le Figaro, 25/09/2025.

Forte de son expérience au coeur de manufactures d’excellence, Bénédicte de Renty-Lévy s’est spécialisée en communication dédiée à l’artisanat d’art du luxe, aux arts décoratifs et au design et partage régulièrement ses réflexions sur ce qu’elle appelle *le beau qui fait du bien*.

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