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« Chez Gucci, le drame est une stratégie de style » Olivier Nicklaus, réalisateur

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Dans son dernier documentaire consacré à Gucci, le réalisateur et journaliste Olivier Nicklaus explore les zones d’ombre et de lumière d’une maison aussi flamboyante que tourmentée. Du porno chic de Tom Ford aux visions baroques d’Alessandro Michele, en passant par les tragédies familiales qui jalonnent son histoire, Gucci fascine par sa capacité à renaître, encore et toujours, telle un phénix de la mode.

Dans cet entretien sans détour, Olivier Nicklaus revient sur les paradoxes d’une maison emblématique, son lien avec le drame, et les promesses d’une nouvelle ère avec Demna à sa tête.

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L’ADN de Gucci est souvent décrit comme celui d’un phénix : une maison qui renaît sans cesse de ses cendres, flamboyante, excessive, parfois incohérente. Selon vous, cette capacité à la mue perpétuelle est-elle une force identitaire ou un déguisement récurrent qui finit par diluer son essence ?

Olivier Nicklaus

Dans l’histoire de Gucci, il y a en effet une récurrence de périodes où la maison est au bord du gouffre, aussi bien financièrement que stylistiquement, et où elle parvient toujours à se redresser spectaculairement. Ainsi, la période compliquée des années 80 cumule des abus de licences qui dévaluent son image, et des querelles familiales délétères portées en justice et largement médiatisées, ce qui n’arrange rien à cette image : mais Gucci en sort par le haut avec le succès inouï du porno chic de Tom Ford dès le milieu des années 90. Les périodes critiques sont innombrables.

Ainsi, le jour de l’annonce du départ du duo Tom Ford et Domenico De Sole en 2004, le cours de l’action plonge : en une seule journée, 500 millions d’euros de capitalisation boursière partent en fumée. Autre exemple : après le succès impressionnant d’Alessandro Michele, à tous points de vue, entre 2015 et 2022, son brusque départ fin 2022 ouvre une période d’instabilité, toujours pas jugulée aujourd’hui, ce qui donne la mesure de la responsabilité qui incombe à Demna Gvasalia, tout juste nommé à la direction artistique. Mais sur la durée — et on parle d’une maison plus que centenaire, on peut observer que Gucci a toujours fini par se rétablir. Je considère donc que ces hauts et ces bas font partie de son ADN, et que sa capacité à rebondir est en effet une force identitaire.

Toute maison doit évoluer et se réinventer : c’est l’essence même de la mode. Disons que chez Gucci, cela se fait de manière plus brutale, voire plus caricaturale, que chez les autres.

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Comme Versace, Gucci cultive un lien singulier avec la mort, le drame, le sublime tragique. En quoi ce rapport au morbide — loin du chic discret d’un Hermès ou du silence aristocratique de Chanel — participe-t-il à sa puissance émotionnelle et à sa résonance culturelle ?

Olivier Nicklaus

Versace et Gucci sont des maisons italiennes avec un sens tout particulier du drame familial, conjuguant en effet trahisons, coups bas, voire meurtres, mais aussi propositions stylistiques hautes en couleur. On ne s’ennuie jamais ! On y tutoie le lyrisme d’un opéra échevelé, là où les maisons françaises présentent un visage plus feutré, voire bourgeois — mais pas forcément beaucoup plus lisse si l’on fait l’effort de creuser un peu. Ainsi, les mésaventures légendaires de certains actionnaires chez Hermès ou le passé controversé de Coco Chanel ne sont pas franchement un cadeau en termes d’ADN.

Si l’on se penche sur le cas de Gucci, comme je l’ai fait dans ce documentaire, on découvre qu’au lieu de chercher à occulter cet aspect scandaleux, c’est comme si la maison le revendiquait d’une certaine façon. Au fond, les temps forts stylistiques de Gucci ont été le porno chic de Tom Ford dans les années 90 et le baroque maximaliste d’Alessandro Michele dans les années 2010 : deux styles intempestifs, qui ne conviennent pas aux petites natures. Ce vestiaire aux accents sulfureux s’accommode bien d’un storytelling maxi-drama, incluant le meurtre d’un des héritiers par son ex-femme. C’est un peu de tout cela qu’on s’achète avec un produit Gucci. Ce n’est pas idiot, de leur part, d’assumer ce côté sulfureux pour se distinguer dans la foison des maisons de luxe.

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Avec du recul, peut-on dire que la période Alessandro Michele chez Gucci flirtait dangereusement avec l’univers de Valentino ? Et aujourd’hui, Michele chez Valentino fait-il du Gucci déguisé en couture ? Où commence la métamorphose, où s’arrête le mimétisme ?

Olivier Nicklaus

Je suis très admiratif du parcours d’Alessandro Michele chez Gucci. Il a su amener une touche poétique, voire onirique, dans l’ADN d’une maison qui en manquait cruellement.

Le porno chic de Tom Ford avait fini par devenir mécanique, froid, un peu trop américain pour une maison tout de même italienne à l’origine.

Quant à Frida Giannini, elle avait bien commencé en ayant l’intelligence de revenir à la maroquinerie, en sachant puiser dans l’ADN, mais sa fin de mandat a été ennuyeuse et terne. Michele a marché sur une ligne de crête, en développant sa proposition maximaliste, parlant au public gender fluid de son époque, tout en ramenant subtilement des touches d’ADN — comme par exemple la référence à l’univers Renaissance qu’évoquait le fameux foulard Flora. Pour moi, Alessandro Michele est un créateur très inspiré, qui existait avant Valentino et existera sans doute après. Et je ne trouve pas que ce qu’il fait aujourd’hui chez Valentino ressemble à ce qu’il faisait chez Gucci. Par exemple, je pense à ce défilé couture avec des silhouettes très victoriennes, assez courageux si l’on raisonne strictement en termes de ventes.

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Beaucoup évoquent déjà l’éloge funèbre de Demna. Mais si l’on suit la logique du phénix, pourrait-il renaître chez Gucci ? Une telle union signerait-elle un reboot de génie ou le climax d’un nihilisme mode déjà trop fatigué de lui-même ?

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C’est vrai que les mauvaises langues se déchaînent déjà sur Demna, mais je ne suivrai pas cette pente. D’abord, il faut rendre hommage à ses dix ans chez Balenciaga, oublier les péripéties mineures (comme le scandale de la campagne pour laquelle il a dû faire des excuses) pour se souvenir de sa réelle innovation, de sa capacité assez inouïe, quand on y pense, à vendre sous bannière Balenciaga des Crocs et des sacs Ikea, allant jusqu’à revendiquer un certain "mauvais goût". Demna est un réel rupteur, au même titre qu’un Martin Margiela ou une Rei Kawakubo pour Comme des Garçons. Il n’y en a plus beaucoup dans la mode aujourd’hui et je trouve qu’il faut les célébrer.

Après, c’est vrai qu’il incarne un paradoxe, dénonçant les excès de la société de consommation tout en travaillant pour des maisons de luxe. Mais justement, c’est bien plus passionnant de suivre un créateur qui se place de lui-même à cet endroit qu’un suiveur qui ne ferait pas de vagues. Je déplore ce scepticisme un peu facile, et me réjouis plutôt de découvrir sa formule pour Gucci : aucune idée de ce qu’elle donnera en termes de ventes, surtout dans un contexte du luxe en grande difficulté, mais je suis certain qu’en termes de style, elle sera passionnante.

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