Chronique
Luxe et cinéma : "l’Amour Ouf" ou "Un p’tit truc en plus" ?
Publié le par Hiba Zielinski
À Cannes, cette année, le tapis rouge brillait autant par les robes que par les investissements qu’elles incarnent.
Chanel, Ami Paris, Prada, Kering, Miu Miu… Les plus grandes maisons de luxe ne se contentent plus d’habiller les stars : elles deviennent coproductrices, mécènes, partenaires actives du cinéma.
Chanel a montré l’exemple en habillant Zoey Deutch dans Nouvelle Vague de Richard Linklater, tout en finançant le film, ainsi que le projet d’animation Arco et The Chronology of Water, premier long-métrage de Kristen Stewart, fidèle ambassadrice de la maison.
Le phénomène n’est pas nouveau. En 2009, grâce au soutien financier de François-Henri Pinault (Kering), Yann Arthus-Bertrand a pu lancer son film Home et le diffuser librement à l’international.
Pendant des années à Cannes, lors de la soirée Women in Motion, le propriétaire de Saint Laurent a remis des prix mettant en lumière le rôle des femmes dans le cinéma et la culture.
Mais ce scénario s’accélère. À l’ère du scroll infini, le cinéma devient un écran de projection idéal pour les désirs du luxe. Pas de swipe, mais de la durée. Pas (uniquement) du sponsoring, mais de la narration.
Le fabuleux destin de Saint Laurent
Quand la mode devient productrice de récits.
Sous la houlette d’Anthony Vaccarello, Saint Laurent ne se contente plus de sublimer les actrices : la maison produit désormais leurs rôles. Avec Saint Laurent Productions, la griffe entre dans le cercle fermé des maisons de mode qui façonnent activement le 7ᵉ art.
Cannes en a été le théâtre : Les Linceuls de David Cronenberg, Parthenope de Paolo Sorrentino, Emilia Pérez de Jacques Audiard… Autant de films coproduits par Saint Laurent, habillés aussi de sa rigueur et de son aura. Vincent Cassel, Zoë Saldaña ou Léa Seydoux y incarnent cette nouvelle couture : une mode narrative, cinématographique, presque manifeste.
À travers cette démarche, Vaccarello transforme Saint Laurent en acteur culturel à part entière, entre ombre et lumière. Le cinéma devient son nouveau podium ; chaque film, une silhouette à faire défiler.
Miu Miu, Prada et Cinéma : une love story
Le 7ᵉ art, version couture.
Entre Prada et le cinéma, ce n’est pas qu’une affaire de style : c’est une déclaration d’amour longue durée. Dernière preuve en date ? La maison italienne s’est associée au cinéaste Wong Kar-wai pour imaginer un restaurant à Shanghai : une mise en scène sensorielle où se mêlent mode, design et storytelling visuel.
Mais le vrai geste pionnier vient de Miu Miu, sa petite sœur engagée. Depuis 2011, son programme Women’s Tales invite des réalisatrices du monde entier à créer des courts-métrages libres, puissants, portés par un regard féminin. Une collection de récits aussi élégants que subversifs.
Déjà en 2019, le groupe Prada s’associait à Luca Guadagnino pour le court-métrage The Staggering Girl, présenté à Cannes. La mode devient ainsi co-auteur d’univers, explorant l’intime et l’esthétique, scène après scène.
Chez Prada et Miu Miu, le cinéma n’est pas un décor : c’est un dialogue. Une histoire d’amour qui ne cesse de s’écrire.
Tout ce qui brille : Valentino passe derrière la caméra
Chez Valentino, tout ce qui brille n’est pas (que) de la mode : c’est aussi du cinéma. La maison italienne ne se contente plus de faire sensation sur le tapis rouge. Elle écrit désormais ses propres scénarios culturels.
Sous la direction d’Alessandro Michele, elle transforme son aura couture en force culturelle. À Abu Dhabi, Valentino a célébré l’héritage de Rome et l’univers de Fellini avec l’événement Avant les Débuts, une ode visuelle portée par sa teinte signature, le Valentino Purple.
En Chine, la marque ne joue plus les figurantes : partenaire du 15ᵉ Festival international du film de Pékin, elle soutient les talents émergents, produit du récit et crée des ponts entre émotion et image, mode et mémoire. À travers sa campagne de la Saint-Valentin, Valentino rend hommage à Antonioni et à l’amour cinématographique dans toute sa complexité.
Aujourd’hui, le luxe ne se vit plus seulement dans les vitrines, mais dans les histoires qu’il raconte. En investissant la narration filmique, Valentino entend briller par son engagement culturel.
Luxe et cinéma : Fast & Fabulous
Quand les marques jouent leur blockbuster culturel.
Le cinéma n’est plus un simple décor : il est devenu un terrain de compétition féroce pour les maisons de luxe. Sponsoring, coproductions, pop-ups immersifs… les griffes rivalisent d’ingéniosité pour figurer au générique du 7ᵉ art.
Jonathan Anderson, ex-directeur artistique de Loewe (récemment arrivé chez Dior), a signé les costumes sensuels de Challengers de Luca Guadagnino, mêlant tennis, désir et style. Chanel, fidèle à son ancrage culturel, a soutenu Maïwenn pour les costumes de Jeanne du Barry et installé un pop-up immersif à Cannes, clin d’œil à la magie du grand écran.
Même les jeunes maisons s’y mettent. Ami Paris a sponsorisé la Semaine de la Critique à Cannes et célèbre la fusion mode-cinéma à travers des pop-ups conceptuels, comme l’espace rétro AMI x Woo Shik à Séoul, entre hommage et storytelling.
Dans cette nouvelle course, le luxe ne veut plus seulement habiller : il veut raconter, produire, incarner.
Et sur le tapis rouge comme à l’écran, tous veulent décrocher le rôle principal.
En s’engageant dans le cinéma, les marques de luxe envoient un message clair : la mode est un langage, le cinéma, sa grammaire émotionnelle.
Aujourd’hui, le luxe se vit autant dans les récits qu’il met en scène que dans les objets qu’il vend.
Luxe et cinéma : les liaisons dangereuses ?
Quand le luxe flirte avec le cinéma…
L’un habille les corps, l’autre les histoires. Mais désormais, les marques ne se contentent plus d’habiller : elles veulent façonner les récits.
Le mariage entre luxe et cinéma semble parfait : glamour, storytelling, aura culturelle. Ensemble, ils fabriquent des icônes, nourrissent nos imaginaires, provoquent des émotions. Mais à force de brouiller les frontières entre art et image de marque, ce lien peut devenir glissant.
La polémique autour d’Emilia Pérez, coproduit par Saint Laurent, après les déclarations controversées de l’actrice Karla Sofía Gascón sur la transidentité, illustre ce risque. Si la performance a été saluée, le mélange entre engagement artistique, stratégie d’image et débat sociétal expose les maisons à des répercussions inattendues.
Alors, peut-on cofinancer un film sans influencer son message ?
Jusqu’où une marque peut-elle s’approprier un récit sans en altérer l’intention artistique ?
À Cannes, cette année, la frontière entre mode et cinéma s’est encore estompée.
Le cinéma devient le nouveau catwalk des marques. Chaque film, une œuvre couture. Mais si un fil craque… que se passe-t-il ? Cette immersion dans le monde cinématographique est-elle une cascade de trop ?
Le luxe, en quête d’émotion et de narration, risque-t-il de se brûler les ailes ?