Réenchanter l’expérience retail en révélant le potentiel des conseillers de vente
Publié le par Claire Juttet, Cyril Rayer & Anne-Laure Colcy
Dans un monde ultra-connecté, le point de vente reste le cœur battant de l’expérience client dans le luxe : 84 % des jeunes consommateurs aisés estiment que ce dernier repose avant tout sur une expérience incroyable en magasin.
Cette quête d’expériences immersives et sensorielles, qui marque un glissement du luxe "statutaire" vers un luxe vécu, bien au-delà de l’achat d’un simple produit, se traduit par des boutiques transformées en véritables lieux de mise en scène, où chaque détail – décor, ambiance, narration – est soigneusement pensé pour éveiller l’émotion et créer un lien durable avec le client.
Dans ce contexte, les conseillers de vente, porteurs de l’ADN de la Maison, deviennent les piliers de cette expérience. C’est pourquoi les Maisons ont tout intérêt à les considérer comme des talents, et non comme de simples exécutants – en leur offrant une attention d’exception pour une clientèle d’exception.
Cette approche se décline en quatre dimensions clés, que nous allons explorer dans cet article : l’attraction, la projection, la rétention et l’intention.
État des lieux : ce que les clients ressentent aujourd’hui
Plusieurs signaux indiquent que les clients du luxe revoient leurs attentes à la hausse, dans un contexte de saturation croissante. Le rapport The New Lines of Luxury, publié en 2025 par Frog (Capgemini Invent), alerte notamment sur le phénomène de "luxury fatigue" dans les marchés historiques du secteur — Europe, Amérique du Nord, Japon. Dans ces régions, entre 27 % et 29 % des Ultra High Net Worth Individuals déclarent dépenser moins de 50 000 dollars par an en produits ou expériences de luxe. Ce repli s’accompagne d’un recul plus large de la part du revenu disponible consacrée au luxe, révélant une réorientation des priorités dans ces économies matures.
Autre point d’attention : un écart croissant de satisfaction entre les générations. L’étude fait apparaître une différence de 7 points entre les baby-boomers et la génération Z en matière de satisfaction globale, au profit des premiers. Ce décalage suggère que les standards actuels de l’expérience client ont été pensés pour des profils plus âgés et nécessitent aujourd’hui d’être adaptés pour séduire les plus jeunes.
Certains témoignages recueillis dans le rapport traduisent ce désalignement : "Les clients se sont plaints des longs temps d’attente, du manque d’assistance dans les magasins ou de l’attitude perçue du personnel en magasin". ou bien "L’expérience proposée cette année par [MARQUE] n’a pas répondu à mes attentes. Le design des boutiques m’a paru répétitif, et la visite en magasin n’a pas dépassé des standards basiques".
Ces attentes renouvelées ne sont pas anecdotiques. Selon le rapport, la qualité de l’expérience globale, l’exclusivité, et le sur-mesure font désormais partie des principaux critères influençant l’acte d’achat.
Ce mécontentement ne se limite pas à entacher la réputation des Maisons : il entraîne aussi un manque à gagner considérable. Comme le souligne Lana Todorovich, présidente et directrice des achats chez Neiman Marcus, une relation solide entre client et conseiller de vente peut multiplier par douze les dépenses de ce premier.
Pour y remédier, les Maisons ont une carte à jouer : parfaire leur manière de recruter, de développer, de manager et de fidéliser leurs conseillers de vente.
La clé de l’excellence retail : considérer les conseillers de vente comme des talents
Comme en témoignent les retours précédemment cités, la déception des clients porte fréquemment sur la qualité de la relation avec les conseillers de vente. Ce malaise se traduit par des interactions jugées trop peu personnalisées, une expertise produit parfois insuffisante, ou encore l'absence d’interlocuteurs multilingues capables de répondre aux attentes d’une clientèle internationale exigeante. L’après-vente constitue un autre point de friction : manque de suivi, informations limitées sur l’entretien des produits, procédures de retour ou de réparation complexes… autant d’éléments qui viennent ternir l’expérience globale et, par ricochet, l’image de la marque.
Les conseillers de vente jouent ainsi un rôle central dans la qualité perçue de l’expérience en boutique. Or, leur engagement, leurs compétences et leur posture dépendent directement de la façon dont ils sont attirés, recrutés, formés, encadrés et valorisés.
Attraction : recruter les bons profils et revaloriser le métier, une priorité face à la crise des vocations
Dans le secteur du retail de mode de luxe, une tension sur le marché du travail se profile : 51 % des employés envisagent de quitter leur poste. Ce chiffre alarmant met en lumière un enjeu crucial : comment attirer et recruter les meilleurs conseillers clientèle dans un contexte de forte instabilité et de transformation profonde du métier ?
Avant de proposer des pistes, un prérequis s’impose : réenchanter le métier de la vente. Certaines Maisons ont déjà amorcé ce travail de fond à l’égard de leurs artisans. Chanel, par exemple, a ouvert en 2022 le 19M, un lieu conçu pour "mettre en valeur les savoir-faire des artisans et des créateurs", qui accueille notamment des ateliers de haute technicité. À présent, c’est au tour du métier de conseiller de vente d’être reconnu, valorisé et raconté autrement, afin d’attirer et de recruter les profils les plus adéquats.
Aujourd’hui, les conseillers de vente ne sont plus de simples exécutants : ce sont des professionnels aux multiples facettes, capables de représenter l’essence même du luxe tout en naviguant dans un univers à la fois digitalisé et physique. Il convient donc de repenser en profondeur leur rôle et leurs critères de sélection.
Les Maisons délaissent déjà les fiches de poste traditionnelles au profit de portraits-robots de profils recherchés, capables de maîtriser un ensemble complexe de compétences. Cela inclut les fondamentaux du retail de luxe, mais aussi des aptitudes en digital et data, une aisance relationnelle (empathie, écoute active, patience, sens du service, discrétion, résilience), et une intelligence émotionnelle aiguisée (savoir lire les signaux non verbaux, adapter sa communication à chaque individu, gérer ses propres émotions et anticiper les attentes). Cet éventail de compétences doit s’inscrire dans les valeurs, l’héritage et les codes esthétiques de la Maison qu’ils représentent.
Certaines Maisons de luxe ont déjà adapté leurs stratégies de recrutement pour répondre à cette nouvelle réalité.
La première évolution majeure réside dans la manière d’approcher les candidats en amont. Les événements immersifs, tels que les salons de recrutement expérientiels, se développent. LVMH illustre cette tendance avec le salon You & ME, une tournée nationale visant à recruter de jeunes talents. Loin d’un forum traditionnel, cet événement met l’accent sur la diversité, le savoir-être et la motivation, en proposant des ateliers participatifs, des expériences en réalité virtuelle et des échanges directs avec les collaborateurs du groupe. L’enjeu est clair : faire vivre l’expérience LVMH dès la phase de recrutement, pour attirer et sélectionner des profils alignés avec les valeurs du groupe.
Une deuxième stratégie consiste à élargir le vivier de recrutement au-delà des parcours classiques du retail, en ciblant des profils dotés de soft skills, les compétences techniques pouvant généralement s’acquérir par la suite. Certaines Maisons, telles que LVMH, Cartier ou Saint Laurent, recrutent désormais des profils issus d’écoles d’hôtellerie de luxe pour leurs boutiques. Elles ont notamment noué des partenariats avec l’École Hôtelière de Lausanne (EHL Hospitality Business School), attirées par ces étudiants "formés au service et à l’attention portée au client". Ces collaborations prennent la forme de visites immersives, de stages professionnalisants ou de workshops. D’autres profils sont également ciblés : des personnes en reconversion issues des métiers du soin ou du sport, où des qualités comme l’esprit d’équipe ou l’attention à l’autre sont essentielles — et pleinement alignées avec les codes du retail de luxe.
Enfin, pour recruter les conseillers de vente les plus adéquats, les Maisons pourraient utiliser des mises en situation concrètes, des jeux de rôle ou des simulations de vente, afin d’évaluer leur posture, leur intelligence relationnelle et leur capacité à incarner l’expérience client attendue.
Projection : ancrer un véritable rôle d’ambassadeur en s’appuyant sur le développement continu
Recruter les bons profils ne suffit pas : encore faut-il leur donner les moyens d’évoluer, d’interagir et d’être performants dans un univers client devenu ultra-exigeant.
C’est pourquoi Daniel Langer, expert en stratégie luxe et professeur à NYU, prône la nécessité de passer d’une formation traditionnelle à une formation transformationnelle.
La formation classique, focalisée sur les basiques (prise de contact, langage corporel, discours produit), échoue encore trop souvent à répondre à ces attentes. Elle produit des interactions standardisées, perçues comme artificielles. Elle néglige l’intelligence émotionnelle, le storytelling de marque, et les clés de la relation client sur le long terme. Résultat : malgré un bon niveau de conformité procédurale, la satisfaction client comme la confiance des équipes ne s’améliorent pas.
La formation transformationnelle change de paradigme. Elle mise sur l’engagement émotionnel, le développement des soft skills (empathie, conscience culturelle, écoute active), une meilleure compréhension de la psychologie du luxe et la capacité à tisser un lien durable avec chaque client.
Certains outils de relation client sont aujourd’hui si intuitifs qu’ils ne nécessitent plus de formation poussée. Les efforts de développement des conseillers peuvent donc se concentrer sur leur posture et leur qualité relationnelle.
Autre caractéristique clé : la formation transformationnelle s’inscrit dans la durée. Elle ne repose plus sur un événement ponctuel, mais sur une approche continue, rythmée par des contenus contextualisés, adaptés aux moments clés du parcours employé, et diffusés via des outils digitaux intelligents.
Plusieurs Maisons ont déjà engagé cette transition en lançant leur propre Retail Academy. Par exemple, Gucci, avec son programme GRADE, forme les futurs managers à travers des parcours immersifs en boutique et au siège. Certaines de ces académies intègrent également des formats 100 % digitaux, ludiques et interactifs, développés par des acteurs comme Mastora, et pensés pour les nouvelles générations — rendant l’apprentissage plus engageant, stimulant et pérenne.
Les technologies immersives, comme la réalité virtuelle, pourraient aussi préparer les conseillers à des situations complexes ou émotionnellement denses, à l’instar de certaines marques dans le retail qui les ont utilisées pour former leurs équipes aux pics d’affluence. Les Maisons pourraient s’en inspirer en immergeant leurs conseillers dans des scénarios spécifiques à leur univers, afin de renforcer leur agilité et leur excellence relationnelle.
Rétention : fidéliser les talents pour pérenniser l’excellence retail
Recruter et développer les bons profils ne suffit pas : encore faut-il leur donner envie de rester. Cette fidélisation doit être pensée sur le long terme. Comme évoqué plus haut, 51 % des employés du retail luxe envisagent aujourd’hui de quitter leur poste, contre 30 % deux ans plus tôt. La question de la rétention devient donc cruciale.
Aux États-Unis, une étude identifie six facteurs majeurs influençant la rétention dans le secteur du retail. Si ces données sont propres à ce pays, elles offrent néanmoins des pistes pertinentes pour imaginer des stratégies adaptées au secteur du luxe.
Le développement professionnel est au cœur des attentes des collaborateurs, et la formation en constitue un levier essentiel. Un grand distributeur ayant mis en place des formations certifiantes de niveau universitaire a constaté que ses employés étaient quatre fois plus susceptibles de rester en poste. Dans le luxe, cela se traduit par des investissements croissants dans des parcours structurés comme le programme Gucci GRADE ou l’Institut des Métiers d’Excellence de Louis Vuitton.
La mobilité interne est un autre pilier clé. Certaines Maisons de luxe ont mis en place des programmes dédiés à leurs conseillers. Le LVMH China Retail Management Trainee Program, lancé en 2022, en est un bon exemple : après une immersion en boutique avec formation aux techniques de vente et au clienteling, les participants poursuivent au siège sur un projet stratégique, avant de retourner sur le terrain dans des fonctions managériales. Pensé sur deux ans, ce parcours incarne un engagement fort, capable de fidéliser durablement les talents.
L’environnement de travail joue également un rôle décisif. Les bons outils digitaux permettent aux équipes de se concentrer sur les tâches à forte valeur ajoutée. L’application Luce de Kering, par exemple, fournit des recommandations personnalisées qui facilitent la vente tout en augmentant le panier moyen.
Mais ces leviers n’ont d’impact réel que s’ils s’inscrivent dans une stratégie cohérente et connectée au quotidien des équipes. Un contre-exemple datant de 2023 l’illustre : une Maison a lancé une application interne incitant les employés à partager des photos de moments forts en boutique. L’initiative, perçue comme intrusive et déconnectée du terrain, a révélé un malaise plus profond — pression hiérarchique, objectifs flous — et entraîné une vague de départs dans sa boutique phare de New York.
Intention : un management concerné pour une expérience collaborateur optimale
Le management est déterminant à toutes les étapes du parcours collaborateur : il influence le recrutement, le développement et la rétention. Il constitue donc la pierre angulaire de l’expérience en boutique.
Dans le retail de luxe, un bon management ne se limite pas à la supervision : il favorise l’engagement, la responsabilisation et l’autonomie. Sarah Crook, ancienne dirigeante de Stella McCartney et Christopher Kane, insiste d’ailleurs sur la nécessité de casser les logiques de contrôle pour faire émerger de véritables ambassadeurs de marque. En leur donnant de la marge de manœuvre, les conseillers gagnent en assurance, en créativité et en implication. Cette posture managériale favorise des interactions plus humaines, plus émotionnelles, plus sincères — et donc plus impactantes.
Cette dynamique suppose aussi l’instauration d’une culture du feedback, tournée vers le développement. Aujourd’hui, on parle même de feedforward : une méthode centrée sur l’amélioration continue, plutôt que sur la sanction du passé. Elle repose sur l’observation en situation, des échanges fréquents et des pratiques concrètes : entretiens orientés solutions, questions ouvertes ("Quels gestes pourriez-vous tester pour enrichir l’expérience client ?"), mises en situation avec retour constructif… Le tout peut être structuré dans un outil digital permettant un suivi régulier et personnalisé.
Des plateformes comme Yoobic contribuent à structurer cette posture sans la rigidifier. Suivi des ventes, communication interne, application des standards, formation continue : l’outil allège la charge managériale tout en assurant une expérience client cohérente. Lacoste l’a d’ailleurs déployé dans 1 200 boutiques à travers le monde pour garantir une expérience homogène et fidèle à son identité.
Ainsi, le rôle du management dans l’expérience collaborateur est comparable à celui des conseillers dans l’expérience client : il repose sur l’écoute, la confiance et l’adaptation. Pour que les équipes incarnent la marque avec justesse, encore faut-il qu’elles soient elles-mêmes accompagnées avec exigence et bienveillance.
Conclusion
Considérer les conseillers de vente comme de véritables talents implique une approche globale du recrutement, du développement et de la rétention. C’est tout l’enjeu de la symétrie des attentions : sans lien mécanique, elle rappelle qu’une expérience client exceptionnelle commence toujours par une attention équivalente portée aux collaborateurs.
Les bénéfices d’un engagement sincère envers les conseillers dépassent le cadre du point de vente. Lorsqu’ils sont valorisés, accompagnés, écoutés, ils deviennent les meilleurs ambassadeurs de la marque — sur les réseaux sociaux, dans leur entourage, ou tout simplement par leur manière d’incarner ses valeurs au quotidien. Ils deviennent des influenceurs de confiance, légitimes et alignés.
Prêter attention à ses conseillers, c’est donc aussi élargir l’influence de sa marque bien au-delà de ses murs.
Cyril Rayer, Directeur chez Capgemini Invent, spécialiste de la gestion des talents, est régulièrement intervenu dans les secteurs du retail et du luxe.
Claire Juttet, consultante en transformation chez Capgemini Invent, et plus particulièrement engagée sur les sujets talents & retail luxe.
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