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« Le vrai luxe, ce n’est pas la valeur marchande, c’est la qualité du regard » Daniel Rozensztroch, Designer

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Daniel Rozensztroch est de ces personnalités rares que l’on ne peut enfermer dans une case. Directeur artistique, directeur du style, scénographe, éditeur, collectionneur, passeur de culture… Il a façonné pendant 25 ans l’ADN visuel de Marie Claire Maison, avant de créer Merci, ce "magasin-magazine" devenu manifeste autant que lieu de vie.
 Son regard relie le minimalisme grec au wabi-sabi japonais, l’objet modeste à la préciosité invisible, la culture populaire à l’exigence muséale. À rebours du luxe tapageur, il défend un luxe du sens, du temps, de la patine, du choix. Conversation libre avec un esthète du quotidien.

Alexis de Prevoisin

Daniel, première question volontairement simple : si l’on ne connaissait pas votre parcours, si l’on ne vous voyait qu’à travers une photographie dans votre univers, comment vous définiriez-vous ?

Daniel Rozensztroch

Je suis un touche-à-tout. Longtemps, ce mot a été un problème. Aujourd’hui, je l’assume totalement. J’ai toujours eu énormément de centres d’intérêt, dans ma vie personnelle comme professionnelle, et dans nos métiers, les deux sont intimement liés. Je peux passer d’un objet extrêmement minimaliste et rigoureux à quelque chose de totalement kitsch, folklorique, coloré. Il n’y a pas de frontière. Ce que j’aime, ce sont les chocs de cultures, les associations inattendues.

Alexis de Prevoisin

Vous avez porté plusieurs titres : directeur artistique, directeur du style… Lequel vous définit le mieux et donnez-nous votre définition de ces rôles ?

Daniel Rozensztroch

Le terme qui me convient le plus est sans doute directeur artistique, au sens de chef d’orchestre. Ce n’est pas un créateur au sens strict, mais quelqu’un qui impulse, qui coordonne, qui propose des directions. Ce qui m’a toujours gêné, c’est d’être enfermé dans une case. Architecte d’intérieur, décorateur… ce sont des termes trop étroits. J’aime passer d’un projet à un autre, dans des univers totalement différents.

Alexis de Prevoisin

Votre travail ressemble à un manifeste, même si vous vous en défendez. Quels sont les grands fils rouges de votre démarche ?

Daniel Rozensztroch

Je n’ai jamais revendiqué de manifeste au sens militant. J’ai simplement essayé d’être sincère avec moi-même.

Très tôt, j’ai ressenti un besoin de simplicité, d’essentiel, un rapport aux petits plaisirs du quotidien. Mes vrais repères sont l’authenticité, l’histoire, la culture, le sens. Donner du sens, c’est probablement le dénominateur commun de tout ce que j’ai fait. Ça semble dans l’air du temps mais c’est le fil rouge de mon travail depuis 40 ans.

Alexis de Prevoisin

Vous montrez souvent le luxe dans les choses simples. Quelle est votre définition du luxe ?

Daniel Rozensztroch

Le luxe n’est pas l’objet en soi, mais l’environnement dans lequel il s’inscrit. Mon point de départ, ça a été la Grèce, les Cyclades : un mur blanchi à la chaux, un "cube" face à la mer, un ciel immense, un paysage minéral presque austère. Là, j’ai compris une autre forme de luxe : la rareté, l’authenticité, le rapport au temps.

On peut se sentir milliardaire avec presque rien. Le vrai luxe, ce n’est pas la valeur marchande, c’est la qualité du regard.

Alexis de Prevoisin

Vous avez développé une véritable culture du style qui fait aussi appel à des talents de "chineur" et du réemploi bien avant que ce soit un sujet sociétal…

Daniel Rozensztroch

Chiner est, pour moi, d’abord une manière de regarder. Aujourd’hui, je chine autant sur eBay qu’aux puces. Quand vous travaillez sur une thématique, vous développez une forme d’œillère : vous ne voyez plus que ce que vous cherchez. Le reste disparaît. Les objets anciens sont pour moi une documentation vivante, une source d’inspiration fondamentale. Un objet contemporain, s’il est déconnecté de toute histoire, n’a pas d’intérêt. Il lui faut un background, une mémoire.

Alexis de Prevoisin

Face à la surabondance d’objets, comment préserver la valeur et le sens ?

Daniel Rozensztroch

Par la sélectivité. Consommer moins, mais mieux. Nous sommes envahis d’objets de très mauvaise qualité, qui polluent la planète. Il faut revenir à l’essentiel, à l’usage, à la qualité. Le vrai luxe aujourd’hui est galvaudé. Ce n’est pas parce que c’est doré que c’est précieux. Le luxe, c’est le choix, la retenue, la justesse.

Alexis de Prevoisin

Votre collaboration avec Paola Navone reste emblématique. Que vous ont apporté ces dialogues créatifs ?

Daniel Rozensztroch

Les rencontres, c’est le cœur de tout. Avec Paola, il y a ce ping-pong créatif formidable. Elle est plus onirique, plus dans la mise en scène, moi plus rigoureux, presque monacal parfois. Mais j’aime aussi casser cette rigueur par l’accident, par l’imprévu. Ces dialogues vous obligent à sortir de votre zone de confort. Ils vous font avancer.

Alexis de Prevoisin

Après 25 ans à Marie Claire Maison, vous êtes dans l’équipe de Merci, et le styliste de ce "magasin-magazine", concept store que le monde nous envie. Quel en était l’esprit ?

Daniel Rozensztroch

Merci est arrivé à un moment de maturité. L’idée était de créer un magasin éditorialisé : avec une ligne, des rubriques, des thématiques, des prises de position, des expositions. Ce n’était pas gagné d’avance. Mais c’était la suite logique de tout mon parcours.

Alexis de Prevoisin

Vous avez également travaillé pour Nature & Découvertes, les grands magasins, le Japon… racontez-nous ces travaux.

Daniel Rozensztroch

Chez Nature & Découvertes, l’enjeu n’était pas commercial dans ma tête, mais culturel et créatif. Il fallait féminiser un concept très masculin, y introduire élégance, beauté, charme. Quant aux grands magasins, j’y ai surtout connu les expositions : du Printemps Haussmann avec les grandes expositions comme "Manilla", chez Seibu à Tokyo. En revanche, je n’aurais jamais pu y travailler en interne : trop de hiérarchie, trop de lourdeur... et j’aime le travail collaboratif en mode projet beaucoup plus dynamique.

Alexis de Prevoisin

Quelle mission auriez-vous rêvé de mener ?

Daniel Rozensztroch

Un musée. J’aurais adoré être conservateur ou curateur. La culture muséale reste un monde très fermé, très codifié par les diplômes, mais les liens avec la scénographie et l’esthétique sont tellement évidents. Il n’est jamais trop tard !

Alexis de Prevoisin

Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui entre aujourd’hui dans les métiers du style, du marketing ou de la création ?

Daniel Rozensztroch

Je lui dirais d’abord de suivre très tôt ses impulsions profondes, celles qui viennent de l’intérieur. Ensuite, de ne pas se laisser formater par les écoles, qui peuvent parfois uniformiser les regards. Enfin, de cultiver en permanence sa culture personnelle, son intuition, ses émotions, ses confrontations au monde. Car au fond, le seul vrai capital, c’est le regard.

Alexis de Prevoisin

Baudelaire écrivait : "Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté". Que vous reste-t-il de l’enfant que vous étiez ?

Daniel Rozensztroch

Très jeune, j’avais déjà ce désir d’embellir la vie, de transformer le réel pour le rendre plus beau, presque magique. Toute ma vie professionnelle est là : transformer les lieux, révéler ce que les autres ne voient pas encore. Il faut avoir des yeux pour voir l’invisible, et le courage d’imposer une vision.

Alexis de Prevoisin

Dernière question : logo, marque, luxe, et univers maison face à univers mode… Où placez-vous la frontière ?

Daniel Rozensztroch

Le luxe n’est pas le logo, c’est la personnalité. J’aime les maisons qui dégagent un style identifiable, une sensibilité, un parti pris. Le logo est souvent une facilité. Je n’ai jamais fait de "déco", j’ai fait du style et de la scénographie. La différence est là : entre le paraître et la profondeur.


Daniel Rozensztroch appartient à cette famille rare d’hommes du regard, pour qui la culture n’est pas un décor mais une boussole. Dans un monde saturé d’objets, il rappelle que la valeur naît du choix, du temps, de la patine et du sens. 

Consultant pour le Realty, le Retail et l’horlogerie, Alexis de Prevoisin accompagne les marques de luxe dans leur stratégie client, leur développement, la formation. Auteur-conférencier de "Store Impact" (Dunod) et "Retail Émotions", il est correspondant horloger et expert expérience client pour le Journal du Luxe.

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